Conversations avec Bruno Latour d’Eric Fottorino & François Vey
Un intellectuel pas comme les autres
La chance de Bruno Latour fut d’être refusé par l’Université, sans doute parce qu’il n’évolue pas dans le ciel des idées. Un de ses premiers travaux consista à analyser la façon dont la science se fabrique. En sociologue, suite à des enquêtes de terrain, il considère l’activité scientifique comme un jeu d’acteurs créant un système de croyances, de traditions orales et de pratiques culturelles spécifiques. Ce qu’il rappelle dans ce petit livre :
« Un des éléments essentiels, c’est qu’il faut s’intéresser aux sciences dans leur pratique et non dans leur idéologie. »
Il a donc il a commencé par enseigner dans une école d’ingénieurs avant d’être nommé à l’École des mines de Paris.
Ses conceptions sur les « non-humains » l’ont amené à élaborer un véritable programme d’écologie politique : il propose que les animaux et végétaux, les rivières et les montagnes soient représentés dans un « parlement des choses ».
Il fut trop disruptif pour ne pas être critiqué. Frédéric Lordon a dit de lui qu’il serait le modèle de « la radicalité qui ne touche à rien ». Il fut traité de « nouveau curé de la gauche », alors qu’il avait fait du marxisme son ennemi. Bruno Latour fut toute sa vie un fervent catholique, ce dont il fit rarement mention. C’est pourtant, peut-être bien, une clef de compréhension de son œuvre.
On peut comprendre ainsi son concept de mode d’existence. Dans ses écrits, Bruno Latour décrit la science, le droit, la technologie, la politique, et la religion. Chacun de ces modes d’existence aurait « ses pouvoirs explicatifs propres ». Donc on ne peut parler que scientifiquement de science… Et religieusement de religion : on n’y touche pas !
Pour répondre à ces critiques, le mieux est de lui laisser la parole. Ce que font Eric Fottorino et François Vey dans un petit livre titré Conversation avec Bruno Latour d’abord publié en 2022, l’année de son décès.
Un philosophe de terrain
Bruno Latour se qualifie de « philosophe de terrain », est-ce pourquoi ses derniers travaux ont porté sur les territoires ? Il estime qu’il existe une fracture totale entre un personnel politique « déboussolé » et « les gens », d’où une défiance totale des populations plongées dans un climat de profonde incertitude. Il diagnostique un changement de civilisation qu’il compare à celui de la découverte des Amériques :
« Le bouleversement n’est pas encore métabolisé, mais il est ressenti.”
Un de ses derniers travaux a consisté à inventorier les réalités du terrain. S’inspirant des cahiers de doléance de Louis XVI, il a créé des ateliers dans certains villages. Il n’était pas question d’y exprimer ses opinions ni de débattre, mais de décrire, simplement décrire, « les chaînes de dépendance qui constituent le territoire ».
« Il n’y avait plus de local pas plus que de global, dit-il, il n’y avait que des réseaux concrets de connexion ».
De cette analyse des faits ont jailli, selon Bruno Latour, des pistes d’action… Pour ma part, j’estime qu’analyser la réalité d’un territoire en termes de relations de marché relève d’un a priori typiquement libéral… Il n’est plus là, hélas, pour nous répondre…
Ce petit livre facile d’accès permet une première prise de contact agréable avec Bruno Latour.
Mathias Lair
Eric Fottorino & François Vey, conversation avec Bruno Latour, Autrement “Zadig”, novembre 2024, 80 pages, 8,50 euros