Une sortie honorable d’Eric Vuillard: honorable, vraiment?
Depuis une quinzaine d’années, Éric Vuillard construit une œuvre d’une parfaite cohérence. En 2009, son roman Conquistadors, décrivait la chute de l’empire Inca. En 2017, il remportait le prix Goncourt avec L’Ordre du jour, un récit des débuts du Troisième Reich. Il nous livre aujourd’hui son onzième roman : Une sortie honorable.
Nous aurions affaire à des romans historiques s’ils se contentaient d’être documentaires, alors qu’ils sont très écrits, littéraires, parfois poétiques – souvent ironiques voire sarcastiques. Vuillard ne cherche pas à être seulement objectif, il prend parti. C’est pourquoi il préfère nommer ses livres des récits. Plus d’un critique préfère remarquer la moralité de l’auteur, comme si le mot « politique » allait les écorcher – ou peut-être effaroucher les lecteurs ?
De quelle honorable sortie Vuillard nous fait-il part ? De la sortie de la guerre d’Indochine qui dura de 1946 à 1954, rebaptisée « guerre du Vietnam » de 1955 à 1975, quand la France passa le relais aux États-Unis.
Des honorables politiques
Le récit met en scène trois acteurs : les politiques qui débattent dans leur Assemblée, et que Vuillard décrit comme autant de pantins imbus de leur honorabilité. À le lire, il semblerait qu’à côté des Cent familles d’industriels, auraient sévi Cent familles politiques habiles à se renvoyer les faveurs en toute confraternelle complicité… à moins que ce fussent les mêmes ?
Le président Herriot salue le patriotisme de l’armée qui défendait notre honneur là-bas, sous les tropiques, sans mentionner qu’elle était surtout constituée de tirailleurs provenant de nos colonies africaines et de légionnaires étrangers. Le seul à émettre un couac est Mendès-France qui déclare :
« Nous n’avons pas les moyens matériels d’imposer en Indochine la solution militaire que nous y avons poursuivie si longtemps ».
Nous sommes en 1950, la guerre dure depuis quatre ans, elle coûte un milliard par jour. Mendès est très mal accueilli. C’est pourtant lui qui mettra fin à la guerre française avec les accords de Genève en 1954.
Des militaires aux ordres
Le second protagoniste du récit est l’armée. Dès 1946, le général Leclerc avait posé un diagnostic lucide sur la situation : « J’ai recommandé au gouvernement la reconnaissance de l’État du Viêt Nam, il n’y avait pas d’autre solution. » … Mais l’armée se doit d’obéir aux ordres des politiques, quels qu’ils soient… En 1953, le général Navarre lance une grande offensive avec l’opération Castor, qui consiste à occuper l’ancienne piste d’aviation japonaise de Diên Biên Phu pour verrouiller le passage au Laos de l’armée populaire. Il confie le commandement du camp à Marie Ferdinand de la Croix de Castries… C’est que l’armée, comme l’Assemblée nationale, et comme les banques, est fréquentée par le beau monde. On connaît l’issue de Diên Biên Phu.
Et des banquiers intéressés
Pour Vuillard, le troisième protagoniste est essentiel. Depuis 1875, la Banque de l’Indochine détient le monopole d’émission des billets libellés en piastres. Elle a placé ses administrateurs dans toutes les entreprises coloniales. « C’est extraordinaire, note Vuillard, ils savent tout, ils font tout, ils administrent tout ». Rêveraient-ils d’administrer la France, de vider le palais Bourbon des incapables qui l’occupent ? Ils ont senti le vent tourner : dès le début des hostilités, ils se sont débarrassés de leurs investissements indochinois. Mais ils ont su profiter de la guerre. En 1955, le président Michel-Côte annonce à ses administrateurs que le dividende versé par action est passé en un an de trois cent cinquante francs à mille francs…
Moralité
« Il faudrait pouvoir regarder tout ça au moins une fois, une seule fois, bien en face, écrit Vuillard, toute la masse d’intérêts, de fils les reliant les uns aux autres, froissés, formant une pelote énorme, une gigantesque gueule, un formidable amas de titres, de propriétés et de nombres, comme un formidable amas de morts… »
La guerre a duré trente ans, le Viêt Nam a écopé de trente quatre millions de tonnes de bombes. Trois millions six cent mille Vietnamiens sont morts, contre quatre cent mille Français et États-uniens.
Éric Vuillard a encadré son livre de deux tableaux.
En ouverture, il nous décrit la condition des coolies qui travaillent dans les plantations dans les années 1930. Ce seul chiffre l’illustre : « la même année, trente pour cent des travailleurs périrent sur la plantation, plus de trois cents personnes », rapporta un inspecteur du travail – car il y en eut…
En fermeture, nous assistons à la panique des derniers occupants, en 1975, qui se battent pour embarquer sur le dernier hélicoptère qui les attend, posé sur la terrasse de l’ambassade des Etats-Unis, le rotor en marche….
« Trente ans pour une telle sortie de scène, écrit-il. Le déshonneur eut peut-être mieux valu. »
Mathias Lair
Éric Vuillard, Une sortie honorable, Actes sud « Babel », janvier 2025, 208 pages, 7,90 euros