Fouché, les silences de la pieuvre


Clôturant une étrange semaine noélienne passée à absorber cul sec et tardivement la saison 1 de La Servante écarlate, à lire Fouché, les silences de la pieuvre et pour finir consacrée à pleurer la disparition d’Amos Oz, force m’est de reconnaître que cet otium, divisé aléatoirement en trois activités, voire quatre si j’inclus l’impeccable Port-Royal de Carmona dont je n’ai pas encore achevé la lecture, ne fut qu’une station prolongée dans la chambre verte de l’Hôtel des morts. Une saison de deuils. Certes pas le deuil éclatant du bonheur mais le modeste congé donné à toute certitude et toute fanfaronnade. Par ce chemin des écoliers qu’on appelle la vie, me voici revenue vers l’auteur-phare de mon adolescence, Jean Anouilh dit Jean la colère, père répudiant d’Antigone et de son admirable puînée, la Sauvage, à laquelle longtemps je m’étais identifiée et qui revient parfois, les soirs de spleen, à la chandelle, me hanter.

Me voici revenue au pied du chantre tardif de la vie comme elle va, de la douceur de vivre malgré tout, loin, très loin des rigidités de façade, des larges appels à l’amour et au bonheur universels, délivrée de la culture des grands sentiments comme des volitions de perfection, surtout de changement radicaux. L’éthos humain inclut trahison, lâcheté et indifférence : peut-être même ses trois principales qualités. Ni Dieu ni sauveur ni tribun … Seul, irrémédiablement, va l’homme mûr comme l’enfant face au monde qui l’effraye, beauté toujours gâtée, moments heureux souillés par les puissances des militants, occupés à tramer d’odieux complots contre ces presque rien qui, pour eux seuls, méritent que l’on vive.  Ce que le Danton du Pauvre Bitos, jette au visage de Saint Just :

Oui, Saint Just, je vieillis le sang commence doucement à m’écœurer et d’autres choses, de toutes petites choses de tous les jours, dont je ne soupçonnais même pas l’existence, se mettent à prendre de l’importance pour moi. […] Le métier, les enfants, les douceurs de l’amitié et de l’amour. […] En somme un programme parfaitement réactionnaire. »

Avant toutes choses, un programme où le groupe n’a point de part, un programme où l’émancipation de l’individu oublie la fabrique d’opinion, un programme qui, toujours, installe face à face un père et son fils, un instituteur et un élève, un ami et son ami, loin des cris de la meute et des machinations d’état. 

A la gravité des enfants et des jeunes gens qui savent le monde comme un vaste théâtre, inondé ça et là de vives lumières, succède le sérieux triste des grandes personnes qui, derrière votre dos, à coups de doctrines, détricotent le monde. Militants, associatifs ou partisans, que vents de printemps ou d’automne amènent, que je vous crains et vous redoute ! Que les hommes qui, passés trente ans, ont encore des opinions m’étonnent ! Il en va du passage de l’âge heureux à l’âge d’homme comme de la création du monde, abîmée par le retrait de l’esprit. Désormais, il faut le réparer.  Par les ris et les chants ou l’exercice de la politique, du pouvoir ou la manipulation de l’opinion. 

 Je choisis les ris et les chants, Babar et non Catherine Dolto, Jacques Demy et pas Jean-Luc Godard, Corneille et non Bernard-Marie Koltès, Péguy et non pas Céline et surtout en politique, puisque c’est de politique qu’il s’agit ici, je n’admets qu’une seule ligne :  Disraeli, Churchill, de Gaulle, le conservatisme institutionnel à visée sociale sur fond de morale monothéiste. Pas trouvé mieux. Désolée.  Le monde est vil et noir que le poème et le roman, seuls, sauront corriger et je ne sais au mal universel qu’un remède, la littérature. Que l’on ne se méprenne pas, je plaide pour le pharmacon et ne célèbre en rien l’art pour l’art. En un mot comme en cent, je ne crois comme Monsieur Jourdain qu’en l’alphabet, vingt-six lettres françaises pour rendre hommage à la beauté des choses, réordonner le monde. Ainsi vais-je, seule de mon espèce sur l’arche de Noé, tandis qu’au dehors la tempête ravage le monde sur son passage et que mes contemporains s’embrasent pour Pierre ou Paul dans le très vil espoir d’une fugace place à l’ombre de l’échafaud. 

 Il est loin le temps où je voyais en Robespierre et en Saint-Just des hommes honorables, ce temps ou j’admirais en secret Savonarole d’avoir tenté de réformer les hommes, ce temps où mon cœur battait pour les folies des belles de Port-Royal et celles de Thérèse d’Avila.  Contre ces glorieux, à l’instar d’Anouilh, j’ai choisi la vie, un livre qu’on aime, un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir à la maison (…), le chant du paysan virgilien contemplant le soleil tomber sur ses travaux et ses jours, aussi ne retiens-je désormais de Port-Royal que les poèmes qu’on en fit et l’écho tardif des lionnes du salon bleu qui, délaissant jupons et dentelles, préférèrent l’odieuse toile bise et le silice affreux, sous l’ombre orgueilleuse de la Croix. 

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