Fouché, les silences de la pieuvre

Maigre tout ceci, Monsieur de Waresquiel, vous savez mieux que moi comme sous l’Ancien régime, toutes les enfances étaient marquées de ce triple sceau. Les parents, vivant rarement jusqu’à 80 ans, il était fort courant de devenir orphelin à 10 ans voire de naître orphelin, comme de voir mourir en série ses frères et ses sœurs de la moindre maladie infantile. Ensuite, la solitude de l’internat fut aussi lot commun et jusqu’à Maurice Barrès, le souvenir leur en restera amer. Or et c’est là ce qui justement distingue l’enfant Fouché, celui-ci sera heureux à l’internat et y nouera des amitiés pour la vie. Pourquoi à ce compte faire de la solitude un des marqueurs de la pathologie ?  

Ceci prouve simplement l’extrême capacité d’adaptation au milieu de Fouché, qualité essentielle au déroulement abominable de sa vie et de sa maturation dans une époque abominable. Une qualité, la flexibilité…  Zweig a raison de faire de ce fils de capitaine un marin d’exception : Toujours, pour rebondir, il attend la vague. En une formule, éviter dix pages ou vingt pages. Le lecteur entend l’ardent désir de Waresquiel de dénouer l’énigme de cette âme particulière comme les enfants nés après 1933 voudraient comprendre comment être nazi, tortionnaire, assassin de masse et aimer la musique ! Cette question, m’empressé-je d’ajouter ne me hante nullement.  L’amour de la musique consistant à désirer s’évader par la transe chamanique hors des contrées de la raison, je conçois aisément ce besoin et vois dans les âmes raisonnables, affublées de cet étrange goût, une passion de la fuite qui prépare aisément à toutes empathies et endoctrinements. Tout est là, dans ces trois syllabes forgées en langue allemande en 1873 par Robert Vischer.  Au départ, celui-ci tendait à définir le mode de relation entretenu par un sujet à l’œuvre d’art. Va pour l’empathie sensible celle des souris et des rats de Frans De Waal mais l’empathie de Fouché, l’empathie cognitive est aujourd’hui considérée comme la condition de possibilité de la manipulation. Aucune contradiction à aimer ses amis, ses enfants, sa Môman et sa femme et à être une ordure. Il suffit de n’avoir d’empathie que pour son clan – rejeter les migrants à la mer en prétendant sauver l’âme de Chateaubriand. Aussi n’existe-il peut-être pas de mystère Fouché. Le personnage demeure ce que sa légende noire proclamait après lecture des 764 pages de Waresquiel.  Je n’ai pour ma part noté que la prévalence de la nécessité sur la morale. La dureté de l’arriviste. On peut peut-être oser encore la vieille théorie des humeurs si l’on veut comprendre Richard III ou Joseph Fouché !  

Ce fut un être bien singulier que celui-là, aussi sec que le bois, peau sur les os, maigre à faire peur, blond filasse tirant sur le roux – couleur du diable – lèvres absentes, yeux ternes absolument comme marais stagnant, bordés de rouge, malingre, maladif, tout en longueur et en lymphes. Un être d’eau, dénué de feu, d’ardence, de lumière, entièrement tourné vers l’intérieur, impassible à l’extérieur – la meilleure représentation de l’officier nazi :  le contraire du juif bohémien, nerveux, les yeux fiévreux et tout entier tourné vers le monde, ennuyant chacun du salut général et gémissant sans cesse de la dure condition faite à l’homme. Le casting était parfait. 

Il l’est souvent. L’homme est homme par ses désirs – ses péchés – concupiscence, gourmandise… — à Fouché, être asensuel, l’envie, l’avidité du pouvoir et surtout de l’argent suffirent. Rien d’autre.  Servi en outre par un siècle exceptionnel. Tout le monde n’a pas la chance d’être en situation de buter autant d‘hommes, après le charnier lyonnais et la répression dans la Nièvre, les vannes étaient ouvertes. Hellboy, portes des Enfers ouvertes, le futur chef de la police et des RG à venir était fin prêt à faire tomber son rival Robespierre, détruire les derniers irréductibles, ses amis hébertistes, se terrer comme un chacal et revenir obliger Bonaparte.  Les mille nouveaux détails de nouvelle biographie ne changent rien à la joie de Balzac ressuscitant le terrible personnage et La Ténébreuse affaire.  

 Le monde est un théâtre et le regard du spectateur parfois aiguille mieux le jugement que la lecture assidue des archives. Le moyen avec un tel visage de n’être pas ce qu’il fut. Les lèvres minces presque absentes signent la cruauté.  Jeune homme, il a déjà les attributs du vieillard égoïste et avide de vivre encore et encore, juste pour amasser plus d’argent encore et de nuire, Tonton Daniel, un peu plus à son entourage.  L’absence de sensualité condamne l’avidité naturelle de l’homme à se reporter ailleurs. Chez lui la soif de l’or et le goût des manigances. Cet homme a l’âme d’un joueur d’échecs, d’ailleurs Waresquiel a raison de faire grand cas de l’idée géniale qui fut la sienne de faire payer la police par l’argent des tripots. Parier sur le vice est toujours meilleur calcul que de miser sur la vertu. Toujours plus rentable.  De cette vitalité limitée, entière recroquevillée dans la conservation de soi, naîtra l’expansion de sa fortune. La volonté de durer politiquement dans une période où l’espérance de vie politique et de vie même n’excède pas deux ans deviendra l’unique souci de ce disgracié. On ne se méfie jamais assez des puissances de la laideur, trop occupés que nous sommes à célébrer et à envier les beaux. Je ne sais pour ma part d’hommes ou de femmes franchement laids, qui fussent bons. 

Un luxe refusé

Tout en ayant trouvé le plus vif intérêt à cette lecture et ayant appris moult choses sur ce diable, je pense que le personnage n’a pas encore livré son secret.  À moins que Fouché ne soit qu’un pervers narcissique… avec ses audaces assez halliéresques, particulièrement l’organisation par le fils d’un capitaine de vaisseau enrichi par le commerce triangulaire d’une grande fête de la liberté où il aura l’outrecuidance de s’octroyer le rôle du libérateur. Pas pire que de se prétendre juif par sa mère et d’attiser les premiers charbons des bruns-rouges ! Du même ordre. Encore Fouché est-il méprisé et Hallier toujours célébré.

Notre siècle en sait d’autres, par exemple un autre « Idiot » , Monsieur Moix qui, se vantait d’avoir été un excellent élève dans les pages du Figaro comme Fouché l’avait été des Oratoriens. Les bons élèves réussiront dans la vie, qui ignorent le cas de conscience, aussi de revirements en trahisons, sauront-il citer Péguy, se feindre philosémites après avoir écrit dans l’Idiot international et surtout La Vérité de Nabe.  Les circonstances étant ce qu’elles sont, moins grave que pour un professeur de l’Oratoire d’inscrire au fronton des cimetières de France « la mort est un sommeil éternel… »  

À la vérité, ce maître es trahisons qui « aima » femme, enfants et demeura fidèle à ses amis d’enfance, n’est pas si extraordinaire que son biographe le prétend. Le livre n’est passionnant que lorsque Waresquiel cesse de se croire Dumas pour redevenir un merveilleux rapporteur de faits.  Fouché est bien la source de l’État moderne…  Et le père spirituel d’un François Mitterrand dont notre génération fit et fait encore grand cas, le prétendant extraordinaire, quand il n’est qu’une ordure de peu d’envergure, une arsouille opportuniste, ne devant ses succès qu’à la mollesse et à la crédulité de ses contemporains. 

Je vous parlerai d’Amos Oz une autre fois. Cette chronique est déjà bien longue et je voulais terminer le Michel Carmona pour hélas me désintoxiquer de mon cher Port-Royal. Je blague. Ce sont les traductions de Lemaistre de Sacy, les portraits de Philippe de Champaigne, la violence de Racine, la lumière pascalienne qui importent, pas le maniérisme masochiste des Dames de Port-Royal. Les mots de Montherlant seuls comptent.  Tout ce qui fait tourner le moulin à livres, le tremblement du temps, surtout celui de la plume, en dépit des précisions biographiques. Temps plein, quelques secondes d’éternité contre temps long, l’ennuyeux ordinaire. 

Sarah Vajda

Emmanuel de Waresquiel, Fouché, les silences de la pieuvre, Tallandier, « Texto », 2018, 12 eur

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