François Belley, producteur d’idées
Auteur d’un très remarqué Petit traité des idées paru chez Guy Trédaniel, François Belley se présente comme « producteur d’idées », terme qui ne manque pas d’interroger. Et lors d’une rencontre publique avec Marc Alpozzo, à l’occasion de la publication conjointe de leurs deux ouvrages, une petite chamaillerie cordiale a été engagée à propos de Platon, avec lequel François Belley n’est pas tendre et que Marc Alpozzo porte aux nues. Cette double incongruité — un étrange métier et le rejet du saint-patron des philosophes — a aiguisé notre curiosité, que cet entretien vient satisfaire.
Entretien
Dans son roman La Machine à écrire, Bruno Tessarech a cette formule : « le métier de nègre consiste à donner des idées aux cons et à fournir un style aux impuissants ». Comment définir votre activité de « producteur d’idées » ?
Un producteur d’idées, selon ma définition, c’est d’abord quelqu’un qui se place à l’intersection des mondes : au point de jonction des mondes littéraires, culturels, publicitaires, artistiques, associatifs, politiques.
Ayant une approche expérimentale de la vie, je ne place donc pas « l’idée » dans un périmètre pré-défini, dans une discipline a priori. Chez moi, « l’idée » a le droit voire le devoir de bouger : de passer d’un univers à l’autre, d’un support à l’autre, d’un message à l’autre, d’une tonalité à l’autre, d’une incarnation à l’autre. Contrairement à ce que demande souvent la société, l’idée ne doit pas rester enfermée dans une case ni se voir collée une étiquette. Elle doit surprendre, décontenancer, à commencer par son géniteur lui-même.
chaque nouvelle expérimentation créatrice doit permettre de bénéficier de l’énergie des premières fois, de profiter de l’« élan vital » cher à Bergson
Ainsi, au gré des situations et des courants porteurs, les « idées » peuvent s’exprimer chez moi sous différentes formes : ici des livres et des jeux de société, là des campagnes publicitaires, des expositions ou encore des concerts. Un producteur d’idées, c’est celui qui place l’idée à la fois au centre et au-dessus de tout. Au fond, dans mes travaux, le support n’est qu’un moyen : seule l’idée est importante.
Toutefois, dans mon activité de « producteur d’idées », ce qui compte plus que tout, c’est de sentir la société (les grands courants et les tendances fortes), fixer l’époque avec chacune de mes prises de parole et explorer en permanence de nouveaux sujets. Au quotidien, je ne m’enferme dans aucune discipline. Bien au contraire, chaque nouvelle expérimentation créatrice doit permettre de bénéficier de l’énergie des premières fois, de profiter de l’« élan vital » cher à Bergson.
Comment un « fils de pub » entre-t-il en philosophie ? Et s’en prendre à Platon, le saint-Patron des philosophes, est-ce bien raisonnable ?
Le monde de la pub (en premier lieu celui des agences) a ceci de singulier qu’il permet de passer facilement d’un univers à un autre, de jongler au quotidien avec différents secteurs d’activité (et leurs problématiques), d’avoir affaire aussi à des interlocuteurs aux profils souvent opposés.
Pour ceux qui se prêtent réellement au jeu, la publicité — comme gisement incroyable de matière première — pousse à devenir inéluctablement un travailleur de la curiosité : de fait, elle mène à tout, y compris à la philosophie puisqu’elle m’a amené, au gré des rencontres, à publier L’Homme politique face aux diktats de la com préfacé par le philosophe André-Comte Sponville.
Le premier texte du Petit Traité des idées intitulé « Gagnez du temps, n’écoutez pas Platon ! » donne en effet le ton du livre. Dans un livre, la phrase d’ouverture est pour moi capitale : elle indique la température de l’ouvrage comme celle, intérieure, de son auteur. Ici, ce premier texte — lequel vient tout juste après l’allégorie du Colt — vise à bousculer un peu « l’idole » de la philosophie. Il vient surtout, d’emblée, poser la dimension empirique comme un préalable à l’idée. Mais attention, si j’invite le lecteur à écouter son instinct plutôt que Platon, je l’encourage à le lire, surtout à le relire.

Bon, pas Platon, malgré tout. Alors quel est le philosophe qui vous a le plus inspiré ?
Je dirais sans hésiter Jean-Jacques Rousseau, à la fois le philosophe, visionnaire, et l’homme, complexe mais authentique.
Écrivain, philosophe, musicien : Jean-Jacques Rousseau est à mes yeux LE producteur d’idées lumineuses.
À ce titre, le rapport de Rousseau à l’idée et à la création est passionnant à étudier. Chez lui, c’est physique, charnel. L’idée lui apparaît comme « une révélation ». Tout à coup, son esprit devient « effervescent ». « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées », écrivait ô zanetto (surnom de Rousseau). Faîtes comme lui : prenez un stylo et des cartes à jouer, tenez-vous prêt à noter et marchez !
Comment définiriez-vous le « bruit » actuel qui empêche de bien penser ?
Ce « bruit » que vous évoquez justement (conséquence d’une société-spectacle aujourd’hui globale et totale) constitue la raison-d’être de ce Petit Traité des idées. Car ce livre destiné d’abord « à ceux qui veulent se faire entendre » fait écho à l’ère de la production de contenus de masse dominée par les réseaux sociaux. Ayons à l’esprit en effet que chaque jour, dans le monde, ce sont près d’un milliard de vidéos partagées et cinq milliards de photos publiées. Rien qu’en France, sur un an, selon une étude de l’UMICC : « 47 000 créateurs ont cité 1 000 marques plus de 322 000 fois et généré 882 contenus par jour soit 37 par heure »,
Cet ouvrage se place donc au cœur même de la société du conso-scrolling et de l’influence, du « partage » et du cumul. Ce livre vient donc répondre à une question-clé : « comment se faire entendre dans ce monde bruyant ? » Car si on n’a pas tous un capital médiatique, du réseau, une communauté et du budget, on peut tous avoir une idée forte. C’est donc par « l’idée » — et l’énergie qui va avec — par laquelle je propose d’embarquer le lecteur.
On doit à Arthur Schopenhauer cette formule : « plus vous serez intelligent et plus vous souffrirez. » Vous souffrez ?
La question est amusante. Répondre oui reviendrait à me déclarer ici, comme ça, devant tout le monde, intelligent. Or, ce n’est nullement à moi de répondre à cette question. C’est au public — et à lui seul — de décider comme c’est à lui de trancher : qui est écrivain, artiste ou philosophe. Je ne céderai donc pas à l’auto-proclamation suffisante, pourtant chère à l’époque.
Mais disons que je me sens davantage en « révolte » qu’en souffrance. Affirmer le contraire serait vivre de manière impassible, se situer à distance du monde, respirer de manière détachée, être hermétique aux choses, aux gens et aux événements : autrement dit avoir renoncé « face à l’absurdité » pour reprendre Camus. Ce n’est pas mon cas. Tout nous ramène à la prise de conscience et donc aux « sensations » qu’elles procurent, lesquelles sensations constituent incontestablement une porte d’entrée aux idées et à la création.
j’ai tenté de percer le système du monde de l’image pour dévoiler son écosystème
Votre livre est un mixte entre essai et guide pratique. Comment pourriez-vous le définir ?
Cet ouvrage respecte les codes d’un « Petit Traité » en ce sens qu’il offre au lecteur une approche condensée d’un sujet, livre la vision personnelle de l’auteur et a une dimension grand public.
Toutefois, s’il comporte des plages de réflexions sur les idées et émet des critiques, parfois vives, sur l’époque sociale-médiatique, sa structure même — par son plan, sa logique en cinq parties et son principe de numérotation — a été pensée comme un manuel d’attaque pour imposer ses idées dans le débat public.
Avec son caractère pratique d’accès et d’usage, j’ai tenté de percer le système du monde de l’image pour dévoiler son écosystème. Devant les yeux du lecteur, je déroule ainsi les règles du jeu pour qu’on puisse tous, in fine, rentrer dans la partie.
Mais ce « petit livre jaune » est un état d’esprit avant tout : c’est une invitation à faire, un appel à l’action, ici et maintenant. Si ce livre se lira probablement assis, ce Petit Traité des idées invite à se lever pour se mettre en marche, si possible collectivement. L’époque l’exige. C’est même une nécessité.
On sait depuis Socrate et sa maïeutique qu’on ne peut apprendre à quelqu’un que ce qu’il sait déjà (parce que chacun a accès au monde idéel platonicien, n’est-ce pas… [petit sourire]. À qui se destine votre livre ?
À l’ère de la saturation de la parole publique, ce Petit Traité des idées ne s’adresse pas logiquement à ceux qui parlent mais à tous ceux qui ont des choses à dire. Ce livre veut se glisser dans la poche du citoyen, comme celle de l’artiste, de l’écrivain, du philosophe, de l’activiste, et même dans la besace d’un collectif.
Parce que nous sommes aujourd’hui dans un monde en transition, coincés dans le sas du monde d’après — dont le modèle reste à inventer — que l’idée (du grec idein « voir », « vision ») devient indispensable, à tous les niveaux.
La forme particulière que vous avez adoptée (on pense à Guy Debord, à tort peut-être ?) se distingue de celle des ouvrages de la collection des « petits traités ». Comment ce projet est-il né et comment a-t-il été accueilli ?
La collection des « Petits Traités » a ceci d’unique qu’elle offre une vraie liberté aux auteurs dont la personnalité et le style s’expriment aussi bien sur le fond que dans la forme du livre.
Ici, l’originalité de la structure est très importante à mes yeux. Elle participe de l’idée même du livre. Pour bousculer la pensée et embarquer le lecteur, le Petit Traité des idées joue donc volontairement avec différents régimes de texte : ici des réflexions, là des slogans et des manifestes : le tout avec une utilisation mitraillette de l’impératif et une logique de numérotation comme fil conducteur.
L’idée de ce livre est née, naturellement, à la suite d’une conférence sur les idées tenue à deux voix avec le directeur de collection Mathias Leboeuf. Puis tout s’est enchaîné dans l’enthousiasme.
Pour l’heure, l’approche hybride du livre, à l’intersection des mondes, semble être bien accueillie par les premiers lecteurs. Aussi, j’espère que cet ouvrage — dont l’esprit vif doit continuer de vivre au-delà même de la publication — tracera sa route, en privilégiant les chemins escarpés. Et que la collection continuera de vivre librement, c’est-à-dire « à rebours du prêt-à-penser actuel ».
Propos recueillis par Loïc Di Stefano
François Belley, Petit traité des idées, Guy Trédaniel, septembre 2025, 156 pages, 12,90 euros
