Pierre Vidal-Naquet, une vie

Inutile de présenter François Dosse, le fils de Tonia Cariffa, peintre « des visages et des foules » et son projet parallèle de dépasser l’horizon inaccessible du biographe par le précis cadrage d’une époque. La nôtre. Plus précisément, notre Jeunesse. Nous lui devons, outre ce Pierre Vidal-Naquet, une remarquable Saga des intellectuels, des vies de Ricœur, de Michel de Certeau, du tandem Deleuze & Guattari, de Castoriadis… ainsi qu’un bon nombre d’ouvrages historiographiques où il démontre avec brio et clarté l’utilité et l’efficacité de sa méthode. 

En humaniste et non en CRS, Dosse aura, une vie durant, quadrillé le Quartier latin, pas à pas suivi les parcours intellectuels des plus célèbres acteurs de la France savante, des groupuscules du quartier latin à l’EHESS et au Collège de France. 

Au tour de Pierre Vidal-Naquet d’entrer dans le monôme, à la place qui est la sienne d’intellectuel organique, de conscience du siècle, à la suite de l’antisémite repenti Émile Zola (1).

Le projet n’était pas le plus mal aisé. Les sources abondent et notre héros, peu avare de confidences, comme souvent le sont les combattants qui se plaisent, pédagogie oblige, à rappeler et victoires et défaites, a déjà balisé le terrain. 

Défaites

Singulièrement la plus cuisante de toutes ses défaites fut son triple échec à l’entrée de Normale supérieure dont il fut vengé par sa place de quatrième à l’agrégation d’histoire devant ses rivaux normaliens. Sans importance, songerait le lecteur. Pas tant que cela, répond le biographe qui, sans jamais embarquer son lecteur dans eaux bourbeuses de la psychologie, tend à une forme d’impartialité roborative. Au lecteur de reconstituer le caractère du prévenu ou sujet de dissection, à lui de tenter de capter l’âme sans s’égarer dans la forêt des actes et des faits : la multiplicité des travaux et des jours d’un universitaire pleinement engagé dans la Cité. 

La biographie ici n’est ni vallée de Josaphat ni trône de Saint Pierre. Pour ceci, le roman et lui seul demeure et ce n’est point l’affaire de Dosse qui, avec un rare esprit de justice, entrouvre quelques persiennes, tire quelques rideaux, afin qu’ombres et lumières, au cœur de ce champ de bataille, se fissent signes.

Ce grand Indigné a aussi laissé des Mémoires pour servir l’histoire de ses combats, une correspondance volumineuse, des élèves, des disciples, des amis, tous également doués du privilège de savoir s’exprimer. Aussi de feindre, de mentir et d’omettre. Dosse ne rectifie rien. En peintre consommé, il dispose sur la page blanche du livre les éléments tant abstraits que figuratifs, offrant au futur chercheur les documents nécessaires à la poursuite du travail, les témoins disparus. 

Pierre Vidal-Naquet, une vie, une ligne claire de l’affaire Dreyfus à l’affaire Audin, ce jeune mathématicien torturé et assassiné par l’armée française, en passant par l’opposition à la guerre du Viêt-Nam, 68 en bémol au retour de la bête immonde sous la forme du négationnisme, Vidal a servi la justice avec une fougue et une ardeur que l’on jugera admirable ou hystérique selon la nature du combat.

Le juif a été l’un des premiers à entendre le plain-champ palestinien même si la lecture du Captif amoureux l’avait atteint au point crucial, là où gîtait la blessure initiale, celle qui jamais ne se fermera, celle d’avoir perdu ses parents Là-bas — où moururent aussi comme bêtes de boucherie les juifs qui, à son instar, avaient élu, coûte que coûte, la voie de l’assimilation et s’étaient soumis à l’admirable chant de l’homme universel, fragment d’un tout qui excédait l’appartenance. 

Par ce geste superbe, Vidal rejouait le geste paternel : celui d’invectiver une gouvernante allemande de l’Organisation Todt, logée dans la villa où il s’était réfugié avec femme et enfants risquant, au nom de la justice, sa vie et celle de sa famille. Opération pleinement réussie puisque sur l’heure, la famille sera dénoncée à la Gestapo. Le surlendemain, le 15 mai 1944, la Gestapo frappait à la porte. Margot, la mère eut le temps de passer Claude, le puîné, un nourrisson de 4 mois, par la fenêtre à une voisine. Ensuite Nacht und Nebel, convoi 75, départ le 30 mai 1945, Drancy-Auschwitz, trois jours et trois nuits, soit 72 h. Ce fut tout. Quant aux trois autres enfants déjà scolarisés, ils durent la vie aux équipes enseignantes, aux amis et au réseau protestant. Toute sa vie, avec plus ou moins de bonheur, et une égale constance, Pierre Vidal-Naquet renouvellera ce geste, fatal à qui s’éloignait du dogme et bénéfique au grand Combat qu’aura été sa vie. Toute une vie, sous le regard d’un père à la nuque raide et absent, marqué par le suicide dans une chambre à gaz portative du petit Claude, à l’aube de ses vingt ans. 

Le militant mérite respect, l’historien, j’y arrive, plus encore mais la romancière que je suis, un peu grâce à lui, devenue, n’ignorant rien de l’abjection ordinaire de l’homme, s’étonnera toujours de cette fièvre militante, d’autant plus qu’elle doit à Vidal lui-même la connaissance d’un aphorisme du grand Bolivar, qui n’admet aucun contentement de soi et a semble-t-il valeur d’épitaphe pour l’humanité en son ensemble :

Nous avons labouré la mer.

Oui, chaque homme dans sa nuit, quelque effort qu’il fasse, quelques succès qu’il rencontre, laboure la mer, et de tous ses combats, ne demeurent que des mots rapportés par le vent qui féconde la plaine.

Maxime Rodinson, les historiens Pierre Vidal Naquet et Pierre Nora, Simone De Beauvoir, Alain Finkielkraut, Claude Lanzmann et Regis Debray. Photo sans doute prise au sortir des bureaux des Temps Modernes (26 rue de Condé, Paris VIe), dont le n° 253 bis de juillet 1967 est consacré au conflit israélo-arabe.

Le militant était aussi historien

Dosse, rappelant comment naquit la vocation, dénude le talon du jeune Achille, celui de l’homme : 

Pierre, à jamais atteint par la disparition de ses parents trop douloureuse pour envisager un travail analytique, vivra avec ce traumatisme dont il fera le moteur de son travail, transmuant cette blessure en vocation. Toute sa vie, il répondra à l’appel de Chateaubriand :

Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire. Il croît, inconnu, auprès des cendres de Germanicus et déjà l’intègre providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. 

Cet enfant obscur, ce sera lui, Pierre, le nouveau Tacite, celui qui fera trembler les tortionnaires en Algérie et tous les ennemis de Vérité et de Justice… 

Un enfant malheureux, à qui la la France de Papon, toujours en exercice, a arraché pour jamais la nécessaire modestie qui fait les hommes magnanimes et qui jusqu’à sa mort, à l’âge de soixante-seize ans après une vie de succès et d’honneurs, sanglotera toujours au fond d’une chambre abandonnée. 

Le personnage, enfantin et grandiloquent, exigeant et travailleur, épris de justice, ne manque pas de beauté, à défaut de panache. 

Sur le strict plan des études grecques et celui de l’enseignement, il fut le plus merveilleux des professeurs et le plus remarquable des animateurs de séminaire de l’Ehess. Rigoureux, ironique ; le plus souvent, indulgent. En outre, excellent orateur, il sut surtout, doté d’une belle énergie transmettre à ses élèves la passion des textes et celle moins habituelle du travail. Rarement professeur aura capté et moissonné tant d’âmes. Lettré, aussi disert en philosophie qu’en philosophie et en histoire, ses cours souvent éblouissaient et rarement professeur sut, en dépit de sa suractivité, accorder plus de temps à ses étudiants. Ah ! les jolis mardis du Centre Gernet. Nous arrivions vers 13h, nous installions, mes camarades et moi, à la bibliothèque et Vidal venait nous chercher un à un afin de discuter chaque semaine des avancés de nos thèses avant de nous diriger aux alentours de 17h 30, en groupe à moins que ce ne fut deux à deux, vers le Phallus de Zamanski — tel était en ce temps-là le nom du recteur de Jussieu, précédé de cette rude épithète donnée à la plus haute tour du redoutable bâtiment alors non désamianté, sordide au plus haut point, et dans les salles duquel, les jours de mauvais temps, nous craignions toujours le ravissement d’Éole ou la colère de Poséidon. 

Parmi tous ses combats, outre la nécessaire lutte contre Faurisson l’assassin de papier et ses thuriféraires, toujours actifs, il en fut un qui mérite respect, sa traque comme éditeur et conseiller éditorial du médiocre et du faux. A ce jeu, il était imbattable et d’une ténacité remarquable. Il en fallait du courage pour lire Garaudy un crayon à la main afin de relever toutes les erreurs factuelles de « l’emprunteur de textes » et personne mieux que lui aura veillé à la distinction entre métier d’historien et de procureur. Il aura aussi l’intelligence de voir les limites et les faiblesses de la loi Gayssot. 

Là aussi hélas, il aura labouré la mer. 

Les préfaciers de Faurisson et de Garaudy — Chomsky et le saint abbé Pierre — n’en continueront pas moins d’exceptionnelles carrières anthume comme posthume et désormais plus rien n’arrêterait les lâches attentats de nouveaux Eichmann de papier, de tous horizons politiques, montés à l’assaut de la Toile. 

Vidal mettra, pour un bref, très bref instant, un coup de frein aux délires racialistes, la revanche anti-leucodermes des auteurs de black Athena, black Moïse etc. 

Jean-Paul Sartre, Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet et Claude Bourdet (8 février 1968)

Compagnon de route du PCF, tendance Castoriadis, le maître aura contribué à la maintenance des études classiques voire à l’épanouissement d’une science historique d’une rare qualité — Florence Dupont, François Hartog, Pauline Pantel-Schmidt…, sans oublier certains qui publient moins mais dont la qualité n’est pas à dédaigner et qui aujourd’hui, forment encore des professeurs d’histoire dignes de ce nom, en dépit des dérives pédagogiques et des instructions des Ministres successifs. 

Dosse a raison de rappeler que les trois équipes concurrentes, celle des philologues lillois, sous l’emprise monachique de Jean Bollack ; celle de la vieille Sorbonne, dirigée par Jacqueline de Romilly enfin celle du centre Louis Gernet, finiront par maintenir l’honneur d’une discipline, vivement menacée par la disparition des lettres classiques dans le Secondaire. 

Pour ceux qui l’ignorent, ce Centre, sis dans l’étroite et incommode maison d’Auguste Compte, rue Monsieur le Prince, fut un « Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, une structure de travail tout d’abord informelle, qui en se rattachant à la VIe section de l’Ephe, donnera naissance l’année1975 à l’Ehess. » 

Fondé par Jean-Pierre Vernant après ses rencontres avec l’helléniste et anthropologue Louis Gernet et Ignace Meyerson (philologue et historien des religions), son ambition fut d’ouvrir des champs communs aux chercheurs es spécialités diverses, avant de se replier sur le seul domaine gréco-romain. 

Le plus haut témoignage de cette union sacrée se manifesta cet automne lors de la sortie du Tout Homère, coédité par les Belles-lettres et Albin-Michel, sous la houlette d’Hélène Monsacré, ancienne étudiante de Nicole Loraux et de Vidal-Naquet. L’un des charpentiers du monument en fut Pierre Judet de la Combe, dauphin de Jean Bollack. Il a enseigné à Lille depuis 1978 avant de devenir Directeur de recherche à l’Ehess. La postface est d’Heinz Wismann, disciple, ami et co-auteur de l’Héraclite. Depuis plus de 20 ans, Wismann est titulaire de la chaire « d’herméneutique et traditions savantes » à l’Ehess. Vidal avait d’ailleurs vivement soutenu sa candidature. Les étudiants des uns et des autres pourraient témoigner de divergences assez rudes entre ces trois chapelles ou temples des études grecques mais en France tout finit bien, qui s’achève à l’Ehess ou au Collège de France. Clochers arasés, prêtres disparus, plus de place laissée aux querelles qui firent le sel de la vie intellectuelle des années 60 et suivantes, tant dans les domaines des sciences dures que dans les sciences humaines. Pour mémoire, le groupe Bourbaki et la mathématique moderne, l’Oulipo, la sémiologie et la linguistique (Barthes vs Picard). Désormais tous unis/ tous unis contre la Marquise qui devait impérativement cesser de sortir à 5h. Marquise rentra. Elle revint sur la scène éditoriale française. Y demeure. Sans culotte, cette fois-ci. Passée sous les fourches caudines du pédagogisme contre l’enseignement, elle ignore jusqu’à l’emploi du passé simple et de toutes ces sottes affaires de concordance des temps, se fiche comme d’une guigne. Inutiles. Marquise désormais incarne le présentéisme (catégorie de la pensée superbement dénoncée par François Hartog, qui fut le successeur de Vidal au Centre Gernet). 

Au-delà de l’homme, il convient à présent de relire l’œuvre et de lui accorder la place qui lui revient dans la connaissance des mondes archaïques aux côtés de cent autres mondes perdus. Écouter Vidal évoquer le mythe de l’Atlantide, le Chasseur noir et la cryptie de Sparte ou encore simplement parler de la démocratie athénienne, seul ou en compagnie de « son grand frère » Vernant. Il convient aussi de découvrir la pluralité des fronts où l’infatigable aura bataillé. 

Le livre refermé, une question méthodologique persiste : peut-on réellement se faire l’historien du présent ? Je suis de ceux qui pensent que Pierre Vidal-Naquet s’est trompé. Démon du bien, affirmait Montherlant. L’historien, que Chateaubriand me pardonne, ne paraît pas, au contraire, dans l’ombre, araignée patiente, il noue, renoue, dénoue des fils, passe les textes à la moulinette critique, surtout juge d’un événement comme d’une pierre jetée dans les eaux paisibles d’un lac, à la longévité de ses effets. A l’impossible nul n’est tenu. Aussi la persistance de l’injonction ou oxymore écrire l’histoire au présent a-t-elle autorisé, en l’absence de recul nécessaire à la recomposition de l’événement, bon nombre de faux sens. Qu’on ne se méprenne pas. Je ne dis pas ici que Pierre Vidal-Naquet soit jamais tombé dans la « journaille » exécrée par Karl Kraus ni qu’il ait incarné un Schmock contemporain, seulement que la limite sera vite, par excès d’idéologie, franchie par ses successeurs.

Les grenouilles toujours veulent se faire plus grosses que les bœufs. Aussi est-il arrivé aux fils de 45 la même aventure qu’aux enfants de Bonaparte. Les fils de 45, prévenus de ne sombrer point dans la mélancolie de devoir s’estimer moins héroïques, la faute aux circonstances, que leurs pères, n’ont cessé de chercher des combats où s’illustrer. Certains valaient le coup : démonter le système négationniste au temps du règne d’un arriviste, qui fut en son temps bon serviteur du Maréchal, conjoint au retour d’un refoulé qui réarmerait les Français en les dressant contre les autres sur le dos des éternels intrus que sont les juifs de France, ces Israélites concordataires intégrés de jure et non pas de facto mais persuadés de l’être, était un combat salutaire. Pierre Vidal-Naquet, juif du Pape, grand bourgeois, fort de son droit, n’en a mené hélas à bien qu’une moitié.

Le professeur Pierre Vidal-Naquet et ses ouvrages savants demeurent et la gloire de l’Ehess, qui, à de multiples promotions de chercheurs, offrit l’exact contenu et les réels moyens de se constituer tels.

Tout le reste est charrue à usage maritime, écume des temps. 

Dosse s’impose, comme à l’accoutumée, le plus nécessaire des passeurs, qui permet d’arpenter, compas à la main, cette époque dont les natifs d’après 65 sont les fils et que souvent ils ne connaissent qu’à travers les prismes partisans de leurs divers maîtres à penser. 

À lire cet ouvrage en tous points passionnant, outre l’histoire de la vie intellectuelle française, ils gagneraient, aussi, sans doute, peut-être, un peu de modestie. 

Sarah Vajda

François Dosse, Pierre Vidal-Naquet, une vie, La Découverte, janvier 2019, 25 eur

(1)  Je fais évidemment allusion à Zola auteur de l’Argent, qui sur les traces de la Question juive de Marx et d’autres thuriféraires de la finance juive allait paisiblement, subitement et tardivement saisi du démon de la justice, entré avec éclat et talent dans une bataille où jusque là Matthieu Dreyfus et Bernard Lazare peinaient à trouver la visibilité nécessaire au triomphe.

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