George Orwell, éducateur des masses, relire « 1984 » et « La Ferme des animaux »

1984 est un roman philosophique et d’anticipation écrit par George Orwell et publié en 1949. L’action se situe dans un monde totalitaire où les idéologies ont triomphé de l’individu. La Ferme des animaux, publié en 1945, raconte, un jour de juin, en Angleterre, une révolte des animaux. Deux classiques de la littérature anglaise, qui racontent le système soviétique et totalitaire communiste de Joseph Staline, mais aussi, une société, à la lecture de ces deux œuvres éclairantes, assez proche de la nôtre. Deux romans pour notre temps, écrits par un écrivain populaire, éducateur des masses.

Pour appauvrir la langue, il faut : pratiquer une langue nouvelle ; utiliser le double langage ; détruire des mots ; oraliser la langue ; parler une langue unique ; supprimer les classiques. […] Pour abolir la vérité, il faut : enseigner l’idéologie ; instrumentaliser la presse ; propager de fausses nouvelles ; produire le réel. […] Pour supprimer l’histoire, il faut : effacer le passé ; réécrire l’histoire ; inventer la mémoire ; détruire les livres ; industrialiser la littérature.

Michel Onfray, Théorie de la dictature.

L’histoire de 1984, (Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, dans la traduction de Philippe Jardowski) se situe à Londres en 1984, dans un monde divisé en trois grandes ères géopolitiques en guerre : l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia. Ce sont trois totalitarismes, dirigés par des partis communistes se prétendant autrefois être des agents de libération du prolétariat. On retrouve-là une critique politique et philosophique des pays communistes de l’après-guerre. Le personnage principal s’appelle Winston Smith et il travaille au Ministère de la Vérité, dont le but principal est de réviser l’histoire pour la rendre adéquate à la version du Parti. Mais Winston Smith n’est pas naïf, et il comprend toutes les manipulations opérées par le Parti, sans rien montrer de peur d’aller en prison. La société dans laquelle il vit est épouvantable : délation généralisée, négation du sexe et de toute sensualité, police de la pensée et de la langue, et surtout surveillance accrue de Big Brother, un système de caméra, réduisant l’individu au néant et l’isolement. Lorsqu’il rencontre la jeune Julia, il trouve la force de transgresser les règles du parti : ils font l’amour et rêvent à un soulèvement de la population. Trahi par un de leurs amis, ils sont arrêtés, torturés et rééduqués, jusqu’à la victoire du Parti sur Smith, puisqu’il reniera Julia.

Le Novlangue dans 1984 de George Orwell

Dans le roman de George Orwell, le novlangue (je reprends la traduction du mot anglais Newspeak, par Aurélie Audiberti) a été inventé par le Parti pour remplacer l’ancilangue à Océania. Si l’auteur ne traite pas directement du Novlangue (Newspeak) dans la trame du roman, on trouve en revanche un long appendice à la fin de son livre (environ 25 pages) qui propose quelques développements réjouissants. La transformation du Novlangue, dans le roman, s’étend de 1984 à 2050, et le projet à pour but d’effacer complètement l’ancilangue. En dépeignant un monde inconscient, manipulé par un système de langage élaboré, George Orwell s’aligne sur l’hypothèse Sapir-Whorf, selon lequel, c’est le langage qui détermine notre perception du monde, chaque société étant différente de par son système linguistique, développant des pensées et des réflexions distinctes.

Dans ce roman, on voit donc le novlangue se développant en s’appauvrissant. Comment cela se passe ? On commence par éliminer toute connotation associée aux mots, puis on élimine les synonymes et les antonymes. Devenue rigide, la langue n’offre alors plus aucune souplesse d’esprit, ni même de capacité de décrire les émotions ou de comprendre les plis et les nuances du réel. Même traitement pour la grammaire : la langue est si simplifiée, que plus personne n’est capable de réfléchir, ou si peu, car le novlangue a sectionné la pensée en découpant la langue, et n’a laissé que des mots domestiques pour les robots de l’angsoc. Comment alors, ne pas penser aux éléments de langage de notre époque ? Comment ne pas se rappeler la phrase de Lénine : « Faites leur avaler le mot, ils avaleront la choses ? »

— Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès maintenant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc et l’angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? 

On perçoit aussi, dans ce roman, une théorie totalitaire lorsque celle-ci se prétend totalement explicative. C’est ce que nous retrouvons au fur et à mesure que le personnage principal découvre le monde totalitaire dans lequel il vit. On aperçoit alors la régression du langage, organisé autour d’une seule référence (religieuse, laïque ou scientifique). Le chef est le seul penseur et la seule référence. On peut alors parler de la théorie du « Un », puisqu’aucune place n’est laissée à l’argumentation, qui est subitement ressentie comme agressive ou blasphématoire. S’en suit alors une dérive du langage (que l’on simplifie, récite comme un slogan ou une publicité), un appauvrissement de la langue. On pratique alors une langue nouvelle. Les mots, en changeant de sens, ne désignent plus les mêmes choses. c’est alors qu’on détruit des mots. On oralise la langue, on parle désormais une langue unique, un langage simplifié mais pourtant accepté, reconnu car il confère des certitudes et une sensation d’évidence qui arrête la pensée.

L’autorité, une valeur symbolique

LA GUERRE C’EST LA PAIX, LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE, L’IGNORANCE C’EST LA FORCE. 

Rappelons-nous aussi, que pour le sociologue Max Weber, l’autorité est nécessaire au pouvoir, car toute forme de socialisation passe par une tentative de domination. Cela peut aller jusqu’à l’adhésion proche de la soumission volontaire qui dépend des qualités que le dominé prête à celui qui le commande. Pour durer, en effet, l’autorité est dans l’obligation de faire naître et de renforcer une croyance en sa légitimité. L’autorité est alors une chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre la résistance des autres. La domination selon Max Weber, se rencontre alors qu’un individu commande avec succès à d’autres, ce qui suppose à la fois la transmission d’un ordre par la parole et la rencontre d’une docilité, d’une volonté d’obéissance, qui croit en cette parole. Or, l’obéissance n’existe que parce que le donneur d’ordre bénéficie d’une légitimité. Ainsi, pour Max Weber, toute domination, c’est-à-dire toute obéissance, s’explique de façon générale par une croyance au prestige du ou des gouvernants.

Pour Michel Foucault en revanche, dans Surveiller et punir (1975), le pouvoir n’est ni une substance ni le privilège d’une classe sociale particulière. Il est le fruit de divers et complexes processus d’interaction entre les individus. Il est alors omniprésent dans les relations sociales, puisqu’il est immanent à toute relation vue sous l’angle du rapport de forces. On ne trouve pas qu’un seul pouvoir dans la société, le pouvoir politique, celui de l’État, mais une multiplicité de micro-pouvoirs. Ces micro-pouvoirs ont pour fonction de normaliser les comportements, et de s’exercent par certains individus (les parents, les professeurs, les médecins, etc.) sur d’autres, ou par certaines institutions (l’école, les asiles, les prisons, etc.), voire par certains discours. Se distinguant du pouvoir politique par la manière dont ils s’exercent, qui s’impose par la répression (de la parole, des désirs, des plaisirs, etc.), ces micro-pouvoirs produisent eux un lien avec l’individu afin d’investir la totalité de son existence. Il faut par exemple avouer au prêtre, au professeur, au supérieur, au médecin, etc. Sournoise, la norme réussit à s’imprimer en séduisant pour mieux asservir, car l’autorité requiert toujours l’obéissance.

Formidable roman donc, qui en dit plus long sur la manière dont nos sociétés agissent, que sur l’avenir de notre monde. Sommes-nous aujourd’hui en 1984, alors que jadis, nous avions poussé un souffle de soulagement, je pense à l’année 84, qui avait vu la sortie de l’adaptation assez mauvaise, du roman, par Michael Radford, lorsque nous pensions vivre dans un pays libre et paisible, à la différence des prévisions funestes de George Orwell ?

Le régime autoritaire sous les traits du roman satirique

Dans un autre roman, assez court, datant de 1945, Orwell utilise les animaux, afin de réaliser une satire sociale et politique. Dans les années 30, la question suivante se posait : comment se moquer du régime stalinien lorsque l’on est Soviétique et que l’on vit dans l’URSS ? Bien sûr, cette question ne pouvait trouver aucune réponse dans les pays communistes, car, c’était clairement impossible, puisqu’il était très dangereux de prononcer toute parole ou de commettre tout acte qui ne soit pas mesuré à son encontre, sans être directement conduit au Goulag de Sibérie. Dans les pays occidentaux au contraire, les intellectuels étaient nombreux à dénoncer ouvertement la dictature imposée par le successeur de Lénine. Parmi ces derniers, George Orwell lui-même, qui écrit un sévère réquisitoire, en pointant les dérives dont se rend coupable le régime, ainsi que ses échecs dramatiques, soulignant ainsi les excès du totalitarisme soviétique.

Aussi, dans ce roman court en forme de fable, l’auteur imagine-t-il des animaux, sur le point de se rebeller contre la domination du fermier.

L’histoire se passe en Angleterre, dans la ferme du Manoir, exploités par les hommes, parmi lesquels un fermier M. Jones, particulièrement cruel. Le court roman met en scène des animaux, dont les cochons Sage l’Ancien, Napoléon et Boule de Neige. Chacun étant doté d’une personnalité proche des psychologies humaines, on voit Napoléon qui a créé sa propre milice composée de neuf molosses dont Malabar, le cheval qui n’a qu’une seule devise « Je vais travailler plus dur », la jument Douce, l’âne cynique Benjamin, n’attendant rien de quelconque révolution et qui est le seul animal sachant lire hormis les cochons. Un matin, les animaux décident de se révolter suite au discours du cochon Sage l’Ancien, doyen de l’exploitation. Après sa mort, les cochons Napoléon et Boule de Neige mènent la révolte et chassent les fermiers. Ils organisent alors une ferme gérée par les animaux eux-mêmes. Puis l’intellectuel Boule de Neige finit par être chassé par son rival Napoléon, qui fait de lui un traître, et mène la ferme d’une main de fer. Finalement la vie pour les animaux est encore plus dure que du temps de l’homme.

Comme pour les fables de La Fontaine, le roman d’Orwell se finit de manière pessimiste et cynique, puisqu’il termine sur le constat qu’il est devenu impossible de distinguer les cochons des hommes. Des règles d’égalité édictées au début du soulèvement ne reste que ce dernier commandement : « Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres. »

D’où l’illusion qui se profile dans ce moment de bravoure :

Camarades, est-ce que ce n’est pas clair comme de l’eau de roche ? Tous les maux de notre vie sont dus à l’Homme, notre tyran. Débarrassons-nous de l’Homme, et nôtre sera le produit de notre travail. C’est presque du jour au lendemain que nous pourrions devenir libres et riches. À cette fin, que faut-il ? Eh bien, travailler de jour et de nuit, corps et âme, à renverser la race des hommes. C’est là mon message, camarades. Soulevons-nous ! Quand aura lieu le soulèvement, cela je l’ignore : dans une semaine peut-être ou dans un siècle. Mais, aussi vrai que sous moi je sens de la paille, tôt ou tard justice sera faite. Ne perdez pas de vue l’objectif, camarades, dans le temps compté qui vous reste à vivre. Mais avant tout, faites part de mes convictions à ceux qui viendront après vous, afin que les générations à venir mènent la lutte jusqu’à la victoire finale.

La particularité de ce roman satirique est de transposer le régime stalinien dans le monde des animaux. On peut ainsi facilement associer Mr Jones au tsar Nicolas, Sage l’Ancien à Karl Marx, ou un simple théoricien communiste, Napoléon à Staline, Boule de neige à Trotski, Malabar à Stakhanov et Mr Frederick à Hitler. Les hommes peuvent être associés dans le roman à la classe patronal et les capitalistes, les cochons à la direction du parti, les chiens à la police politique et les chevaux au prolétariat ouvrier et militant. Le personnage de l’âne, clairvoyant et cynique, symbolise sûrement la position de l’auteur lui-même. On retrouve également dans ce roman une dénonciation, certes implicite mais tout de même claire, de tout régime autoritaire, traité par le registre de l’humour noir.

Notons, que, souvent, l’autorité du chef ne prend pas sa source dans les paroles elles-mêmes, mais dans celle d’un « porte-parole », qui est cette personne représentant symboliquement le chef, et qui littéralement porte sa parole. Elle est la représentante légale de la société, des institutions qui lui confèrent la légitimité et le droit de commander par la parole. Dans les sociétés industrielles, l’autorité est fondée sur la croyance en une forme de légalité. On obéit alors à un ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté, et cette obéissance implique la soumission aux supérieurs qu’il désigne, en vertu de la légalité formelle de ses règlements et dans leur étendue. Pour Max Weber il existe une survivance de la domination charismatique, qui relevait autrefois du sacre des rois de France, reposant sur un mode de transmission du charisme (la grâce), appartenant ainsi à une famille et non plus à un homme. Dans les régimes démocratiques modernes, en revanche ce sont la stabilité des institutions et la mise en scène du pouvoir qui confèrent une dimension éminemment charismatique à une autorité pourtant d’essence légale-rationnelle.

Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans l’instant que nous cessons d’être utiles, voici qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passée notre première année sur cette terre, il n’y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité. 

Le peuple, peu instruit, est présenté grâce aux personnages des moutons, comme une masse faible, aisément manipulable et toujours impuissante. Le pessimisme de l’auteur ne permet d’entrevoir aucun espoir de sortie de ce régime qui accable le peuple. À la fin du roman, les animaux résignés, comme l’est l’âne Benjamin depuis le début du récit, pensent que toutes les dominations se valent et que la vie ne peut-être que difficile et triste. Le pessimisme de George Orwell n’a jamais été aussi cruellement vrai…

Marc Alpozzo

George Orwell, 1984, traduction de Aurélie Audiberti, (1950), Josée Kamoun, (2018), Philippe Jaworski, (2020), Gallimard, « Folio »

George Orwell, La Ferme des animaux, traduction de Philippe Jaworski, (2021), Gallimard, « Folio »

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