L’héritier, Une histoire d’amour de Vita Sackville-West


En 1919, Vita Sackville, 27 ans, publie son premier roman, L’Héritier.  Indisponible en France depuis 30 ans, il revient sous une élégante couverture végétale, présenté comme une « célébration de la beauté » et plus vivement encore, précédé par un bandeau publicitaire rouge Monsieur Loyal chargé d’alpaguer le chaland — la chalande serait plus juste — clamant à haute et intelligible voix : « Quand un jardin vous ensorcelle ». Jugeant sans doute ces procédés publicitaires insuffisants, les éditions autrement ont aussi pris sur elles de sous-titrer l’ouvrage. 

Pourtant dans The Heir, il y a davantage. Ce davantage, hélas, constitue une insulte, un gros mot pour les Modernes. Le nom de ce gros mot ? L’enracinement. Quant à la problématique du livre, barrésienne au suprême degré, elle pourrait s’énoncer comme suit : accepter un héritage c’est devenir soi-même. Paraphraser la Moly Bloom de Joye Et je lui ai dit oui. Récit, non pas d’un amoureux transport mais d’une adhésion à un soi jusqu’alors demeuré inconnu. 

Au diable sous-titre et bandeau rouge, consacrons à ce livre étonnant, composé au début du siècle dernier par une Lady bisexuelle dont les ancêtres vécurent et rêvèrent aux rives du Guadalquivir[1],  l’attention qu’il mérite.  

L’argument paraît maigre

Un certain P. Chase, nous saurons plus tard qu’il s’appelle Peregrine, hérite du domaine de Blackboys, naguère splendide, aujourd’hui criblé d’hypothèques, vétuste et inconfortable. Pour le notaire, son adjoint et le fiduciaire en charge, l’affaire est simple, il faut vendre la Cerisaie,les meubles à l’encan, quant au domaine il sera démembré. Dettes épongées, on songera à dédommager les métayers sommés, de déguerpir, fissa fissa, laisser la place à la gentralisationde la campagne anglaise. Tout terrain où vivait une famille, où subsistaient une mémoire et un nom désormais dans l’Europe entière sera loti. Aucun big brother, Staline Lénine Hitler ne l’a décidé et pourtant ce sera. 

Vendre la Cerisaie.Changer d’époque. Courber la tête devant les puissances de l’argent, accepter l’avènement de l’homo economicus, se soumettre au réel, le dictat était clair. Écrire pour le théâtre ou composer des romans, c’est toujours questionner le réel existant et donner à voir les conditions de possibilité d’autres chemins, éclairant la scène ou le récit de manière à dévoiler, isoler des instants dans le flux prétendument destinal de la vie. Sur le motif de La Cerisaiede Tchekhov, créée en 1904, Dame Sackville revient. Siècle est déjà bien avancé, elle ne donne pas à entendre tous les points de vue, seulement deux, celui de la Basoche et du Profit contre celui des métayers qui s’étaient, des générations durant, échinés à vivre malgré tout : tout ce petit monde de travail et d’argent, percuté de plein fouet par l’arrivée d’un étranger qui se trouve être l’héritier naturel. Un homme sans qualités. 

Chase paraît tout d’abord bien terne, terriblement ordinaire : 

Il était pauvre et travaillait durement, d’une façon bien morne ; il dirigeait un secteur d’une petite compagnie d’assurances à Wolverhampton, et n’espérait rien d’autre de la vie. Il n’était guère robuste et ses journées au bureau lui laissaient peu d’énergie, une fois sa tâche consciencieusement accomplie. Il vivait en appartement à Wolverhampton, fumait trop et ne mangeait pas assez…  »

Rien en lui ne laissait présager qu’il serait l’homme de la situation, celui par qui vie serait rendue au domaine, honneur aux métayers, en un mot le Seigneur, par lequel l’ordre immémorial des choses serait restauré, à l’époque où l’Angleterre, passée, entière, sur la rive obscure du capitalisme,  a renoncé aux valeurs qui firent de l’île, du Royaume, de l’Empire et de la société ce qu’elle fut,  pour le meilleur et le pire et qui désormais, au rayon Nostalgie, se taille la part du lion dans les feuilletons du type de Dontow Abbey après avoir servi de trame à l’un des plus beaux romans du XXe siècle Retour à Bridesheadd’Evelyn Waugh. Rien ne laissait présager qu’il serait homme à illustrer la devise familiale :  intabescantque relicta,un fragment échappé d’une phrase de la Satire III de Juvénal, virtutem videant intabescant delicta, qu’ils voient la vertu et sèchent de l’avoir dédaigné. Chase, arrivé de la ville desséché, désâmé reprendra vie à Blackboys. 

Sous le signe de Juvénal, notre romancière s’avance, toutes griffes dehors, il s’agit bien là d’un roman d’amour et d’horticulture !

 Il s’agit de presque rien : reconnaître la vertu, céder à sa loi en découvrant qu’en elle et en elle seulement gît le Souverain bien. 

On est toujours trahi par son intelligence

Vita Sackville-West, toute occupée à cultiver « la frivolité grave » si chère à Jean Cocteau, aura juste oublié de poser au Bas bleu sentencieuse et se sera servi du roman pour faire entendre des idées sans les formuler comme on voit faire aux romanciers d’aujourd’hui. Elle aura simplement conté, sous le signe de Juvénal, le pouvoir démiurgique de l’héritage. Barrès, contant comme l’agonie de son père l’avait fondamentalement bouleversé, remis à l’endroit, ne contait pas autre chose et c’est là l’inouï don de Sackville que d’être parvenue en une écriture sèche, précise à faire à son lecteur adorer le Domaine présenté, particulièrement le jardin comme un fragment d’Éden reconstruit pour mémoire sur la terre. Il faut lire l’héritiernon comme le roman d’une Lady aux pouces verts mais comme l’on lit Diderot : A propos d’Hubert Robert (salon de 1767) [2]

Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête, et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! et j’envie un faible tissu de fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule à mes côtés ! »

Nous sommes en Romancie, nulle part ailleurs puisqu’il n’est pas plausible,  selon les lois de la sociologie et de la raison argentière,  que Chase puisse conserver un domaine en si piteux état. Ce qu’admet difficilement le traducteur du roman, spécialiste de James, qui s’interroge dans une étrange préface où il loue James et Woolf aux dépends de la pauvre Sackville, réduite au rang de simple modèle d’Orlando  « Il y a peut-être quelque chose d’inauthentique dans la chute de l’histoire » , en un mot abolir  tout l’art de Dame Sackville, méconnaître sa manière de mêler presqu’incidemment la Romancie au prosaïque, permettant au « roman » de faire œuvre de réparation sans jamais oublier l’arme nécessaire à tout artiste, l’ironie. 

 Sackville d’ailleurs avait pris, précaution inutile, le soin de qualifier de « quichottisme » la décision de son personnage. Le geste et lui seul vaut consacrant un modeste employé d’une compagnie d’assurances homme sage.  Le sage adhère à l’ordre de l’Empire, celui du ciel et celui des animaux, n’attriste ni les cinquante paons ni Thane, le pacifique et noble lévrier de feue Miss Chase, comme il sait mesurer et admirer le labeur de chacun, domestique — Fortune, le majordome — ou métayers. Surtout mépriser l’argent, appartenir pour jamais au clan de la Jeune Angleterre : le clan de Beau Brummell et de Disraeli, celui des nobles campagnards contre la bourgeoisie d’argent et l’avènement irréfléchi de la révolution industrielle. 

Non, ce livre n’est pas une lettre d’amour adressée par une lady aux pouces verts à l’art du paysage anglais mais un édifice modeste, qui en quelques pages agréables et subtiles, constitue le meilleur abrégé de l’histoire de l’Angleterre, des douves de Jacques II à l’aube de l’ère edwardienne qui se puisse.  

Chase a l’âme d’une vieille fille craintive qui, soudain, découvre le monde en son jardin, en son domaine, tout simplement des fragments de paradis, la preuve tangible que l’homme tient au ciel et à la terre ensemble.  Ce roman est roman d’initiation où Chase, le plus pâle des chevaliers, des élus (après tout un héritier est toujours un élu), se voit sommé d’abandonner l’idée que jusque là il se faisait de la vie « une randonnée stérile », contraint de devenir un homme au sens humaniste du terme et non point un moderne ou un antimoderne.   La vie reprendra les couleurs et le sens qu’il plaira à l’homme de lui accorder quand, pour la première fois, son âme de vieille fille dira oui.  

Lisez Sackville sans modération et sans la comparer aux monuments James et Woolf qui comme tous monuments contiennent une bonne part de légendaire. 

Lisez Vita comme elle vécut, précise et intelligente à faire peur, romanesque comme seules les femmes savent l’être et aigue et acérée comme les intelligents le sont et vous découvrirez ce qui chez elle fait œuvre, le parallélisme exact entre son premier livre et l’un de ses livres considéré par la critique officielle comme l’un des plus réussi Toute passion abolie. 

Le même canevas, qui parle d’héritage et d’émancipation, de vie nouvelle à rebours des conventions et du temps. La vieille Lady Slane s’émancipe de ses enfants et des traditions, Chase, du poids du réel.  Tous deux, partis au devant du peuple, le menuisier qui fabriquera le cercueil de Lady Slane et les métayers pour Chase, redécouvriront un monde de bienveillance et de valeurs déconsidérées par leurs contemporains, auxquelles ils réclament le supplément d’âme nécessaire au voyage. Au monde comme il va mal, pressé d’expansion et de profit, tourner le dos et s’en revenir au meilleur de la tradition : un conservatisme bien tempéré. Peut-être une des raisons de l’insuccès de Sackville en France que cette difficulté de voir un personnage à la fois anticonformiste [3]et traditionaliste,  quand les révolutionnaires sont certifiés conformes à un temps qui requiert rebellitudepermanente et surtout mise en scène. 

Sarah Vajda

Vita Sackeville-West, L’Héritier, préface et traduction de l’anglais par Jean Pavans, Autrement, 228 pages, mars 2019, 18 eur

[1]Vita avait eu une trisaïeule gitane et une bisaïeule, danseuse de flamenco, naguère célèbre dans toute l’Europe sous le nom de « l’Etoile d’Andalousie ».

[2]A propos d’Hubert Robert (Salon de 1767).

[3]Vita, on ne le répétera jamais assez, n’existe en France que comme « amante » (deux nuits au total tant Sackville craignait pour les nerfs malades de Dame Woolf) et comme modèle du chef-d’œuvre de Woolf. 

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