Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, Hervé Mazurel

Excellent ouvrage que celui  qu’Hervé Mazurel, historien des sentiments et des imaginaires, vient de consacrer à la longue vibration de l’affaire Kaspar Hauser, venu, pauvre orphelin, un lundi de Pentecôte 1828, agiter l’Allemagne romantique. Au chevet d’un enfant martyre, fils de l’Europe à naître, au soir de la bataille d’Eckmühl, la communauté scientifique au grand complet, criminalistes, médecins, éducateurs et penseurs, s’était pressée, tôt suivie par les poètes, les fugueurs, tous ceux, qui au-dessus du bétail ahuri des humains, s’élançaient, prétendant, au-delà de la bête, faire advenir l’homme.

Pour  Kaspar, l’orphelin de l’Europe,  l’aventure sans doute avait commencé par cette fugace liaison entre la Bavière et la France que fut la Confédération du Rhin et qui, pour Stéphanie, fille adoptive de Bonaparte et de Joséphine, se fit source d’éternelles douleurs.

 Les filles, en ce temps-là valaient traités de paix et le doux nom d’alliance couvrait la construction d’implacables machines à fabriquer des héritiers. Non seulement légitimes mais de surcroît dynastes. Mâles seulement. Femelles s’abstenir.  Stéphanie de Beauharnais, un peu de sang des Napoléonides, appelé à enrichir ou à contaminer — à chacun son point de vue — la noblesse d’Europe,  mit au monde deux fils. L’aîné  mourut, du moins le lui fit-on croire sans l’autoriser à s’incliner devant le corps, dix-sept jours après sa naissance, l’année où naquit Gaspard.  Le puîné passa l’arme à gauche au cours de sa première année. Veuve, l’infortunée quitta pour jamais une cour où mariée sans amour, haïe comme Bonaparte, elle n’avait pas connu un instant de bonheur pour, en compagnie de ses filles, s’aller dans un palais lointain s’ensevelir pour jamais.  Aussi, quand le criminaliste Anselm von Feuerbach, mandé et accouru à Nuremberg examiner le cas Hauser, un jeune homme possédant deux bons pieds, qui n’avaient jamais marché, deux yeux qui n’avaient jamais vu la lumière du jour, un estomac, accoutumé aux seuls pain et eau, un cœur et un cerveau, longtemps sevrés de toute présence humaine, conclut à une séquestration prolongée et osa imputer un crime successoral à la comtesse de Hochberg, son coeur de mère se crut-il  un instant et à nouveau autorisé à battre. 

L’intuition du criminaliste, mort empoisonné quelque temps après son protégé, pourrait sans peine être confirmée ou infirmée et l’énigme résolue. Las ! Les descendant du duc de Bade  jusques à aujourd’hui refusent aux ossements l’injure de voir leur royal ADN prélevé. Stéphanie était femme. Elle crut Feuerbach, d’autant plus que son cœur et ses rêves n’avaient, de seize ans, cessé de lui hurler son fils vivant !

De l’affaire Hauser

Chacun connaît la vibration poétique : l’autoportrait de Verlaine en Kaspar ; le somptueux roman de l’injustement oublié Jacob Wassermann, Gaspard ou la paresse du coeur, Grasset1922 ;  le Kaspar, du jeune Handke dramaturge, intéressé à démonter la fausse langue imposée au jeune homme par ses « sauveurs » (1971) ;  le roman-théâtre de la deleuzienne Véronique Bergen, Gaspard Hauser ou la phrase préférée du vent ( 2006) ; l’admirable poème de Georg Track, La Chanson de Kaspar … Chacun connaît la vibration psychanalytique, chacun jusqu’à l’encombrante  Dolto crut son mot utile à dire.  Le cinéma s’en mêla, particulièrement l’étrange et génial  Herzog, dont le film fit date. La liste est longue de tous ceux qui retrouvèrent un peu de leur âme d’enfant  devant ce conte de Grimm réalisé. Car enfin qu’est d’autre l’étrange affaire que l’advenue du conte de Blanche-Neige ? Un enfant, destiné à disparaître et finalement épargné, avatar des mythes d’Oedipe, de Moïse et de tant d’autres, de chair et d’or, se tenant, courbé, blessé, dans l’éclatante lumière d’un lundi de Pentecôte, privé de parole justement ce jour-là : 

 Le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même lieu. Tout à coup, il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. 

Actes 2:1-4

Trop belle pour n’être pas saisie, pareille occasion rarement se présente. 

hapax Hauser

Là n’est pas ce qui importe à Mazurel, parti sur les traces de Foucault porter attention à l’hapax Hauser avec le même sérieux que celui-là s’était évertué à comprendre « comment le parricide aux yeux roux » (Pierre Rivière) avait questionné son temps, comme Kaspar encore,  questionne, inlassable, le nôtre.

 En sous-titre de ce bel exercice d’histoire culturelle, le lecteur contemporain découvre De Nuremberg à Nuremberg, une communauté prendre soin de Gaspard avant que de sombrer dans la décision eugéniste. Sans doute l’opposition franco-allemande entre Kultur et Civilisation tint-elle en cette affaire un rôle essentiel. Les Allemands, appelés à cultiver —prendre soin — de la nature, les paysages comme les hommes, et les Français, déterminés à la brider, la contraindre jusqu’à en triompher, esprit jésuite contre esprit protestant, Rousseau contre Mirabeau-père… Gaspard plut, sauvage, à l’Allemagne. L’explication se tient, Lord Stanhope, qui n’était pas allemand, poussa l’intérêt – reste à déterminer sa nature — jusqu’à adopter Kaspar… Quel rôle tint Stanhope l’excentrique Britannique qui, à l’instar de sa sœur, l’étrange et formidable Lady S, précurseur de Gertrud Bell et de Lawrence d’Arabie en Orient, n’alla pas à l’école, en cette aventure ? Agent de la maison de Bade, stipendié à prouver les origines magyares du « petit trouvé », philanthrope, homosexuel en quête de paternité ? Sans doute un peu tout cela. Si Lord Stanhope avait tenu sa promesse d’amener Kaspar en Angleterre, lui aurait-il sauvé la vie ? Le moyen de s’étonner de la passion rencontrée par un semblable roman joué et vécu par de tels personnages ?

l’anomal élu entre tous

Autre chose ici, un je-ne-sais-quoi résiste à l’entendement : jamais aucun « anormal » depuis ne reçut en France (Victor, l’enfant de l’Aveyron, mort justement l’année 1828) ou en Allemagne, accueil aussi formidable que Kaspar, en ce temps-là où la problématique de l’éducation maîtresse de la place offrait encore au monde l’exercice de la deuxième théologale. Eduquer un enfant, espérait-on alors, améliorerait le monde et chacun en Europe avançait sa méthode qui, en Kaspar ou Gaspard l’enfant de la nuit, pensait avoir trouvé le meilleur des cobayes.

En effet, Kaspar avait, contrairement à l’enfant de l’Aveyron, été, sinon choyé du moins lavé, langé et nourri dans un environnement normal jusqu’à ses trois ou quatre ans. On lui avait parlé, il avait joué, connu l’écart entre jour et nuit, froid et chaud, sol y ombre,solitude et accompagnement, surtout balbutié ses premiers mots avant d’être conduit en son sombre cachot.

Un siècle plus tard, l’eugénisme, en fanfare ou en sourdine, triompherait, d’une rive l’autre du Rhin, pour devenir, sur le mode mineur, la nouvelle norme sous les pressions conjointes de l’utilitarisme, du capitalisme et de l’égoïsme, soudainement élevé au rang de vertu, oblitérant pour longtemps, sans doute pour jamais, l’éloge de la diversité nécessaire à l’harmonie auquel fut substitué le Gleich machen comme condition de possibilité du commun. En un mot comme en cent s’adapter ou mourir. Bien entendu ce « sauvetage » était intéressé, puisqu’il faudra que Kaspar apprenne à parler et ensuite accepte peu ou prou les codes, mais la douleur, chacun le sait, redouble à demeurer muette et les mots toujours ont pouvoir de consolation. Derrière le dressage de l’animal de foire, derrière la curiosité scientifique et la violence d’une telle expérience, il s’agissait de ramener Kaspar parmi les siens, au giron de l’Humanité et non de l’en disjoindre, l’emmurant en compagnie de ses pareils. La clinique et l’institution ne conviennent pas à celui qui, pour une raison ou une autre, s’est vu privé de langage. Le cas Hauser eût dû servir de paradigme à l’éducation des autistes, au lieu de les livrer aux délires des psychanalystes. Elisabeth de Fontenay s’en souviendra, évoquant, dans un livre exceptionnel, son frère, Gilbert-Jean Bourdeau de Fontenay sous le nom de Gaspard l’enfant de la nuit en référence aussi au non moins merveilleux poème d’Aloysius Bertrand.

Le jeune Perec encore donnera le nom de Gaspard Winkler au héros de son premier roman inachevé, qu’il avait, comme ce doit, intitulé La Nuit….. Or, l’individu Perec entretient, la faute à la grande Histoire ou à sa conversion forcée, un lien certain avec le spectre autistique…

Mazurel, à ce terrain déjà bien labouré, a préféré celui de l’enquête psycho-historique et anthropologique.

De la farine à foison pour faire tourner le moulin à pensées. Au demeurant, la couverture, or et noir — chose rare ces temps-ci — est belle et le texte, fort élégamment écrit, ce qui n’est pas, convenons-en, le cas de tous les ouvrages de sciences humaines. Passionnant en tous points tant l’érudition s’y déploie : fragments du livre de Feuerbach, mémoires des différents éducateurs et témoins, propos médicaux comme de gens d’église, sans oublier un Kaspar Hauser par Kaspar Hauser dont le lecteur peine à attribuer le total mérite à l’auteur, tout en s’émerveillant des progrès accomplis en si peu de temps par l’orphelin de l’Europe. Chaque document formidablement commenté et éclairé.

Avant toute chose, ce remarquable travail rappelle à notre triste orgueil combien nos idées doivent à la société et si peu à notre sensibilité. Nos goûts, dans lesquels les hommes du XVIe avaient cru entrevoir la possibilité de perfectionnement et aussi le marqueur de ce qui deviendra un jour le sujet moderne, ne sont pas moins fabriqués socialement que ne le sont nos dogmes, nos préjugés, nos valeurs et nos opinions. Qu’importe pour les acteurs de l’aventure Hauser, dépêchés à son chevet, Gracian valait encore :

 L’homme  ne naît pas tout fait, il se perfectionne de jour en jour dans ses mœurs et dans son emploi, jusqu’à ce qu’il arrive enfin au point de la consommation. Or l’homme consommé se reconnaît à ces marques : au goût fin, au discernement, à la solidité du jugement, à la docilité de la volonté, à la circonspection des paroles et des actions. 

Aussi ce qui touchait Kaspar, le soleil, la neige, la pluie, les paysages, ses dégoûts, ses désirs intéressaient ces hommes, attachés à découvrir le propre comme l’impropre de l’Homme, aussi à quelle conditions de possibilité soumettre ce nom d’homme. Le sensible ? La parole ? Le geste et l’outil ? Le geste et le dessin de la grotte ? Les larmes et les ris ? La capacité à s’adapter, à changer ? En un mot, l’accession à l’apprentissage par la double opération conjointe d’oubli et de mémorisation…. Il va de soi que les pédagogues du XIXe croyaient au pouvoir de la parole qui se réjouirent fort d’entendre parler Kaspar.

Ces gamins là nous rappellent le pouvoir illimité de la parole. Comme mythes, fables, comptines et cantiques influent sur les âmes enfantines et quels crimes constituent l’incurie, l’indifférence et le silence. Là, où le vagabond de Nuremberg s’avère, au-delà de tout régime d’historicité, une clef pour briser le mur chaque jour plus épais des générations et le crime contre l’humanité, qu’au nom du droit de l’enfant, chacun commet, l’un en confiant à des nounous empêchées de parler ses enfants, l’autre aux images et le dernier, en le préparant dès l’aube à intégrer Centrale, avant d’avoir connu le royaume du roi Babar, ce conte offert par Jean de Brunhoff, tuberculeux, à des enfants, une famille, qu’il savait jamais ne voir ni grandir ni s’agrandir.

L’Enfance, cher Pascal Jardin, est le point d’eau, on y revient toujours. Qui, à son puits, fut empoisonné ne guérira que rarement, c’est là un des drames de notre temps. Peut-être le premier. Surtout l’unique sur lequel nous pourrions encore agir !

Lisez Mazurel et vous verrez le flux de vos pensées grossir. Chacun, selon ses inflexions, y trouvera bonne eau et pain blanc, se réjouissant de ce qu’un livre remplisse son office.

Sarah Vajda

Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, La Découverte, août 2020, 352 pages, 19 eur

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