Les Dernières Batailles de Jacques Copeau
les contre-emplois du temps
Les Dernières Batailles, point final des écrits du metteur en scène de théâtre Jacques Copeau (1879-1949), est un ouvrage de souvenirs sur la première moitié du XXe siècle, mais certaines de ses leçons valent encore aujourd’hui et dépassent largement le cadre de l’art dramatique.
Jacques Copeau avait commencé sa carrière comme critique théâtral, mais sa passion — et son nom prédestiné ? — pour les planches l’incitèrent à passer assez vite de l’autre côté du miroir. C’est ainsi qu’il fonda, juste avant la Première Guerre mondiale, le Théâtre du Vieux Colombier. Devant la façade de celui-ci, un de ces panneaux consacrés à l’histoire de Paris indique aujourd’hui :
Il voulait créer un théâtre populaire, dégagé du mercantilisme, et rajeunir l’art du décor et de la mise en scène. Cet essai de rénovation l’amène à privilégier l’œuvre et l’acteur »
Conscient toutefois de la nature éphémère de toute entreprise théâtrale, Copeau ne cessa de chercher un antidote dans la chose écrite. Et Dieu sait s’il écrivait bien. Le volume de ses Registres qui vient de paraître chez Gallimard fait plus de cinq cents pages et, si le titre sous lequel il est présenté, Les Dernières Batailles (1929-1949), semble indiquer qu’il n’y en aura pas d’autre, il convient de préciser qu’il arrive après sept volumes d’un gabarit analogue. C’est probablement cette étonnante prolixité littéraire qui fait que le nom de Copeau dit encore quelque chose au grand public, car, si n’importe quel pékin peut vous donner sans difficulté une liste de réalisateurs de cinéma —, Hitchcock, Orson Welles, Truffaut, Spielberg, Cecil B. De Mille, Renoir… —, l’affaire se compliquera sérieusement si l’on demande des noms de metteurs en scène de théâtre. Copeau et Jouvet (qui fut d’ailleurs son collaborateur) sont pratiquement les seules exceptions qui demeurent dans les mémoires (et encore, il n’est pas exclu qu’une grande part de la gloire du second soit due aux rôles qu’il a interprétés… au cinéma).
Il y a à boire et à manger dans ces Registres VIII. Des lettres, des articles, des adresses aux hommes politiques, des réflexions sur la crise du théâtre… Tout, bien évidemment, ne présente pas le même intérêt et la passion de Copeau pour le théâtre a parfois pour corollaire une réelle mauvaise foi à l’égard des autres arts. Alors même qu’il a pu lui-même participer comme comédien à une demi-douzaine de films, il dit à plusieurs reprises pis que pendre du cinéma, ne comprenant pas que la jeunesse puisse s’enthousiasmer pour des histoires sans profondeur racontées avec des images « en noir et blanc » qu’elle oubliera immédiatement après les avoir vues. Le seul, l’unique réalisateur qui trouve grâce à ses yeux, c’est Chaplin. Parce que Chaplin a longtemps pensé et dit que le cinéma, le vrai, devait rester muet. Autrement dit, s’abstenir de venir marcher sur les plates-bandes du théâtre. Le même Chaplin avait déjà changé de religion au moment où Copeau vantait son silence, puisque Le Dictateur, avec son très long discours final, date de 1940, mais Copeau n’allait pouvoir découvrir le film en France qu’en 1945.
Copeau le conservateur avait de toute façon, comme le signale le panneau planté devant le Vieux Colombier, un autre visage. Il explique de façon convaincante que si son aventure en tant que directeur intérimaire de la Comédie-Française en 1940-1941 a surtout été une mésaventure, c’est parce qu’il était en avance sur son temps et qu’il avait voulu introduire dans le répertoire de la vieille maison des pièces contemporaines. On le croit aussi quand il raconte qu’il avait inventé le « tarif étudiant ».
Le chapitre le plus intéressant de ces Registres est celui dans lequel il retrace l’histoire du Vieux Colombier et évoque les rapports qu’il entretenait avec sa troupe, soulignant la confiance que les comédiens pouvaient avoir pour le chef qu’il devait être et qu’il était :
Grâce à cela, des progrès étaient réalisés par les acteurs, et souvent dans un sens tout à fait imprévu. Car le chef discerne chez ses compagnons les aptitudes secrètes, des possibilités d’emploi dont ceux-ci, livrés à eux-mêmes, abandonnés à leurs préférences et à leur routine, ne s’apercevraient même pas. J’ai fait souvent glisser un comédien ou une comédienne, pour ainsi dire sans qu’il s’en doutât, d’un emploi à l’autre. Et il arrivait que, dans l’un ou l’autre rôle qu’il n’aurait jamais choisi, des qualités nouvelles, des qualités beaucoup plus conformes à sa nature profonde, et par conséquent beaucoup plus intéressantes et savoureuses apparussent pour son étonnement, pour ma satisfaction, et pour le plaisir du public. »
L’idée qui se dessine ici, celle d’un metteur en scène-accoucheur, n’est pas d’une originalité foudroyante, mais il n’est pas mauvais de rappeler aujourd’hui à tous ceux qui réclament à cor et à cri plus d’autorité que l’autorité bien conçue, loin de poser des limites, a pour fonction d’élargir des horizons. Et il faut bien comprendre que, lorsqu’il écrivait ces lignes à la fin de la guerre, Copeau ne parlait pas seulement de théâtre. Songeant déjà à la reconstruction du pays, il tenait un discours politique :
J’ai toujours dit et écrit que le renouvellement profond du théâtre ne serait rendu possible que par un renouvellement profond et général des mœurs et de la société dont il est, dont il a toujours été le reflet. »
De tels propos sont évidemment ambigus et peuvent être tirés dans le mauvais sens — celui d’un « ordre nouveau » au goût douteux (1). Mais il nous plaît de les lire comme le prolongement des lignes que nous venons de citer sur le rôle du chef et de leur trouver une application actuelle : puisque le monde est un théâtre, notre devoir, au milieu du déclinisme ambiant, consiste à nous persuader que nous pouvons y jouer plusieurs rôles.
FAL
Jacques Copeau, Registres VIII – Les Dernières Batailles (1929-1949). Textes établis, présentés et annotés par Maria Ines Aliverti et Marco Consolini. NRF, Gallimard, juin 2019. 36 euros.
Sur Copeau, on consultera avec fruit le site consacré à sa maison, autant dire son héritage.
(1) Copeau a été accusé d’avoir chassé de la Comédie-Française pendant son exercice un certain nombre de comédiens juifs. Accusation injuste, assurent les éditeurs de ce volume. Mais les arguments qu’ils donnent pour sa défense sont exposés de façon si embrouillée qu’on ne sait pas très bien ce qu’il faut en penser.