Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis

Issu d’une conférence donnée dans le cadre des colloques du Centre culturel international de Cerisy, L’Animal donc que je suis est d’abord l’aboutissement d’une longue quête personnelle du philosophe Jacques Derrida (1930-2004). « Pape » de la reconstruction, c’est sa relation à l’animal qu’il interroge, « suis » devant être compris comme « être » et « suivre ». Projet longtemps repoussé, mais qui ne sera jamais abandonné, et il est peu dire que la première publication de cette conférence a été un événement. L’ouvrage, publié à titre posthume, rassemble des conférences et des textes où Derrida interroge la tradition philosophique occidentale, son anthropocentrisme, et la possibilité d’une éthique repensée à partir de l’animalité.

une scène fondatrice 

Jacques Derrida ouvre L’Animal que donc je suis par une scène intime et troublante :

« Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis – et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne. Pourquoi ce mal ? ». Cette expérience, à la fois banale et vertigineuse, devient le point de départ d’une réflexion radicale sur la frontière entre l’humain et l’animal, et sur la violence symbolique et réelle exercée par l’homme sur les autres vivants.

Il conclut que « Penser commence peut-être là », face à ce regard animal qui nous regarde sans rien d’autre que nous-même, vulnérable, nu, et nous renvoie à notre propre animalité. À notre « humanimalité » pour reprendre la terminologie de Michel Surya.

Cette fragilité de l’humain et de sa conscience s’impose au philosophe dans sa nudité, et le sentiment qu’elle génère : une sorte de honte. De là dérive, par la seule force de la présence animale, un nouveau regard à porter sur soi, qu’il faut s’imposer contre sa propre nature, et donc cette honte est le moteur de la déconstruction si chère à Derrida.

Déconstruire l’exception humaine 

Derrida dénonce l’héritage cartésien qui réduit l’animal à une « machine » dépourvue de pensée, de langage et de dignité. Pour Descartes, l’animal est un automate, un être sans âme ni conscience, tandis que l’homme, doté de raison, s’érige en maître absolu. Derrida montre que cette opposition binaire (homme/animal) est un construit philosophique et politique qui légitime l’exploitation et la souffrance animales. Il parle même de « génocide animal », soulignant l’ampleur inédite de la violence contemporaine envers les animaux.

Il utilise la déconstruction pour révéler les contradictions de la philosophie occidentale. Il rappelle que l’homme est d’abord un « animal raisonnable », mais que la raison a servi à nier la part animale en nous, et à justifier la domination. Il s’attache à montrer que la frontière entre l’homme et l’animal est poreuse, artificielle, et que l’animalité est en chacun de nous.

Le langage et la réponse de l’animal 

Contrairement à Lacan, qui voit dans le langage animal un simple leurre, Derrida souligne que l’animal répond, à sa manière, à l’appel de l’homme. Le chat qui regarde, le chien qui obéit à son nom, l’animal qui souffre : toutes ces réactions interrogent la prétendue exclusivité humaine du langage et de la subjectivité. Il en ressort que, finalement, « La question n’est pas de savoir si les animaux peuvent parler, mais si les hommes sont capables de les entendre. »

Derrida invite également à repenser le droit et l’éthique à partir de la souffrance animale. Il cite Bentham : « Can they suffer? » (« Peuvent-ils souffrir ? »), et propose de fonder une nouvelle éthique sur la reconnaissance de cette souffrance partagée. Il critique l’idée que seul l’homme serait un sujet de droit, et appelle à une responsabilité envers les vivants non humain.


Une étape majeure en philosophie pour la cause animale

L’ouvrage a suscité des débats passionnés. Certains y voient une avancée majeure pour la cause animale et l’éthique environnementale. D’autres, comme Ariane Nicolas, soulignent un paradoxe : Derrida, en parlant « pour » les animaux, reproduirait un geste anthropocentrique, un « phallogocentrisme » qui prétend savoir ce que l’animal pense ou veutfr.wikipedia.org. Malgré cela, L’Animal que donc je suis reste une référence pour les études animales, l’écoféminisme, et les mouvements antispécistes.

Le livre a influencé les débats sur les droits des animaux, l’éthique environnementale, et la remise en question de l’anthropocentrisme en philosophie. Il a aussi inspiré des artistes, des militants, et des chercheurs en sciences sociales. D’immenses progrès ont été réalisés dans chacune de ces branches,


Derrida et les enjeux de la question animale  

Jacques Derrida a toujours été sensible à la question animale, comme en témoignent ses écrits sur la trace, la différance, et la déconstruction. Son expérience personnelle (son chat, sa réflexion sur la nudité) montre que sa philosophie est ancrée dans le concret. L’Animal que donc je suis est aussi un testament : il interroge la finitude, la mort, et ce qui nous lie aux autres vivants.

Derrida ne propose pas de solution clé en main, mais ouvre des pistes : repenser la frontière homme/animal, reconnaître la souffrance animale, et inventer une éthique qui inclut tous les vivants. Son appel à « penser autrement » reste d’une actualité brûlante, à l’heure des crises écologiques et de la remise en question de l’exception humaine. Son héritage est ouvert et fécond !

Loïc Di Stefano

Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, édition établie et préfacée par Marie-Louise Mallet, Gallimard, « folio essais », mars 2025, 240 pages, 8.50 euros

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