Joseph Kessel, Les Juges, le procès Eichmann

Le système consistant à publier uniquement un extrait d’une œuvre dans un volume autonome, autrement dit à commercialiser un « tiré à part », est souvent contestable dans la mesure où il peut équivaloir à un mensonge par omission. Mais le choix, chez Folio, de n’avoir gardé que Les Juges, troisième partie du livre de Joseph Kessel Terre d’amour et de feu – Israël 1926-1961, est assez judicieux, puisque cette troisième partie est incontestablement la plus intéressante.

On sait que Hannah Arendt était à Jérusalem pour assister au procès Eichmann, mais Kessel était là lui aussi, et jusqu’à la fin. Les Juges est le recueil d’articles (avec une légère mise en forme) qu’il avait écrits pour le quotidien France-Soir et dans lesquels il rendait compte au fur et à mesure des différentes étapes des débats.

On ne s’interrogera pas ici sur la question de savoir s’il était « de bonne politique » de faire juger un bourreau par ses victimes et si, quels que soient ses crimes, il fallait le condamner à mort. Chacun interprétera le titre Les Juges comme il voudra. Mais ce qui fait que ce petit livre (une centaine de pages) mérite d’être lu, c’est la manière dont Kessel, en s’attachant à suivre les méandres de la défense d’Eichmann, met en lumière les contradictions internes du système nazi.

Nous avons donc au départ une bande d’individus qui se prennent littéralement pour Dieu et qui entendent exercer un pouvoir absolu sur le monde et le « débarrasser » de tous les éléments qu’ils jugent indignes d’appartenir à l’espèce humaine (rappelons d’ailleurs que les juifs n’étaient pas les seuls à entrer dans cette catégorie – très vite, les nazis avaient commencé par « éliminer » les handicapés mentaux). Mais les mêmes, placés ensuite devant leurs responsabilités, et alors même qu’ils ne se sont pas privés de faire du zèle quand on ne leur avait rien demandé, avancent toujours la même justification : « J’ai obéi aux ordres. » Autrement dit, adoptent l’attitude d’un enfant de quatre ans cherchant à se disculper avec un « C’est pas moi, m’sieur ». Bref, ce sont ces dieux eux-mêmes qui se font tomber de leur piédestal. Le procès d’Eichmann s’achève lorsque, pris au piège de sa propre rhétorique, il finit par reconnaître qu’il était lui-même exactement dans la même situation que ceux qu’il présentait comme responsables de ses actes — de ces supérieurs qui lui donnaient « des ordres ».

Eichmann et tous ces messieurs n’avaient sans doute pas lu le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Bien évidemment, tous les esclaves ne sont pas volontaires, mais il est des esclaves qui acceptent de bon gré leur statut d’esclave lorsqu’ils pensent qu’ils peuvent en tirer un bénéfice. Doivent-ils s’étonner d’être pris dans la tourmente quand la pyramide s’écroule ?

FAL

Joseph Kessel, Les Juges – Le Procès Eichmann, Gallimard, « Folio », septembre 2024, 144 pages, 3 euros

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