Horizon – Une saga américaine, de Kevin Costner
Critique de l’Horizon pur
« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer », disait Guillaume d’Orange. Peut-être… Mais, en disant cela, il montrait qu’il ne connaissait pas grand-chose aux lois de l’industrie cinématographique. En témoigne par exemple la trilogie marseillaise de Daniel Auteuil, qui ne sera jamais une trilogie : l’insuccès de Marius et de Fanny font qu’il n’y aura pas de César. De la même manière, la déconfiture du Furiosa de George Miller laisse à penser que le chapitre suivant prévu par celui-ci restera à jamais à l’état de mirage.
Mais est-ce si grave après tout ? Est-ce si frustrant ? L’histoire de l’art et de la littérature est là pour nous prouver que bien des œuvres inachevées – à commencer par la Symphonie du même nom – n’en sont pas moins devenues des classiques. Léonard de Vinci n’a jamais terminé les mains de ses personnages dans ses tableaux, mais c’est peut-être cela même qui leur confère une vitalité sans cesse renouvelée. Lamiel de Stendhal est régulièrement réédité, et Lucien Leuwen aussi… Certains critiques vous expliqueront que l’inachèvement de ces deux romans est précisément la marque de fabrique de Stendhal. La Chartreuse a bien une fin, mais cette fin est expédiée en deux temps trois mouvements.
Horizon, réalisé et interprété par Kevin Costner, est un film qui, comme on dit si mal, n’a pas su trouver son public. Et il est donc à craindre que la tétralogie envisagée au départ ne s’arrête avec le deuxième chapitre (déjà bouclé). Mais un ami lecteur, Nicolas Cantais, nous a fait parvenir le texte que nous publions ici, dans lequel il rappelle que, l’horizon étant par définition une ligne que jamais on n’atteint, cette saga peut-être déjà définitivement interrompue est cependant d’une certaine façon, de toute façon, on ne peut plus complète. Inutile de préciser que sa démonstration est remplie de spoilers et qu’elle s’adresse de préférence à des lecteurs qui ont déjà vu le film.
FAL
À l’instar de Francis Coppola avec son Megalopolis, Kevin Costner a investi ses deniers dans un projet personnel, une saga au long cours qui porte elle aussi le nom d’une ville, Horizon. Ce western fleuve retrace la vie d’une poignée d’Américains à la fin du XIXe siècle. Ce premier chapitre devrait être suivi par plusieurs autres, mais Costner pourra-t-il mener son projet pharaonique à terme ? En attendant de le savoir, revoyons, à l’occasion de sa sortie en vidéo, ce premier volet qui, même s’il devait être le dernier, serait déjà une réussite. Mais une réussite étrange…
Horizon – Une saga américaine est un voyage à travers la polysémie du mot horizon : 1. ligne circulaire où le ciel et la terre semblent se rejoindre ; 2. métaphoriquement, l’avenir. Le film de Kevin Costner est la parfaite illustration de ces deux sens. L’horizon n’est-il l’une des figures emblématiques du western : que l’on se souvienne de la désormais célèbre scène finale de The Fabelmans, où John Ford explique au jeune Steven Spielberg la bonne manière – supposée – de filmer cette ligne. Quant à l’avenir, c’est tout simplement le cœur même du rêve américain : si rocailleuses soient-elles, les pistes sur lesquelles chevauchent les différents personnages sont celles qui doivent les conduire vers de nouveaux espaces – vers une nouvelle vie.
Points cardinaux
La « conquête de l’Ouest » est une expression qui décrit de façon incomplète le sujet d’Horizon puisqu’on voit dans ce film certes des pionniers qui empruntent la piste de Sante Fe (qui part du Missouri pour aller jusqu’au Nouveau Mexique, en passant par le Kansas et le Colorado), mais aussi des personnages qui font un mouvement nord-sud (Hayes Ellison, le cow-boy interprété par Kevin Costner, se dirige du Wyoming au Colorado), voire est-ouest (une partie des soldats du fort situé en Arizona part faire la guerre de Sécession – présentée dans le résumé officiel comme un axe central de la saga alors qu’elle ne joue, du moins dans cet épisode, qu’un rôle lointain, que ce soit narrativement ou géographiquement). Les mouvements sont donc multiples et dans plusieurs directions.
Kevin Costner propose avec ce film, paraît-il rêvé depuis plus de trente ans, une œuvre plus étrange qu’on ne pouvait l’imaginer de la part du réalisateur de Danse avec les loups. Formellement, c’en est l’antithèse. Danse avec les loups était un western classique, filmé en Cinemascope, avec un scénario charpenté et robuste, des plans magnifiquement composés, sublimant les grands espaces. Horizon est filmé en 1,85 : 1 – ce qui a surpris pas mal de monde (1) ; tout y est plus ramassé dans le cadre, qui semble avoir du mal à contenir le débordement de personnages (une centaine de rôles parlants) et d’histoires qui ne se croisent pas (encore). Les couleurs y sont originales, inédites, terreuses, tout en rouge, marron, orange. Il y a une non-ostentation dans la composition des plans : Costner filme intuitivement, au feeling, ce qui lui passe par la tête, sans plan préétabli, sans storyboard, sans chercher le plan qui tue ou la composition parfaite. Il installe une proximité directe entre la caméra et les acteurs et donne l’impression qu’il pourrait filmer pendant des heures, sans jamais couper, plus proche en cela d’Abdellatif Kechiche que de John Ford !
Le rythme est également curieux. D’un côté, des scènes démesurément longues ; de l’autre, des ellipses souvent brutales.
Par exemple, chaque fois qu’on revient sur le couple Costner-Abbey Lee, les rapports entre le cow-boy et la prostituée ont évolué de façon plus profonde que ce que la scène précédente laissait supposer. Dans les montagnes, elle l’appelle « chérie », ce qui laisse supposer qu’ils se sont rapprochés, mais on n’en a rien vu. Il semble pourtant ne s’être déroulé que quelques heures depuis leur départ précipité.
Il manque également des scènes indispensables à la narration, absences qu’on aura du mal à faire passer pour des ellipses : comment le jeune garçon Russell, survivant du massacre inaugural qui part alerter la cavalerie, se retrouve-t-il à faire route avec Janney, le chasseur d’Indiens ? Il n’y a pas de trace de leur premier échange. La dernière fois qu’on les voit avant de les retrouver ensemble, le chasseur de primes propose ses services à la cavalerie (il peut traquer et tuer les Indiens responsables du massacre), mais celle-ci les refuse de peur de déclencher une guerre. Le petit Russell enterre ses parents à quelques mètres de là. Mais aucun échange entre eux. On les retrouve pourtant une heure plus tard dans la scène de l’épicerie : le chasseur a visiblement pris sous son aile le garçon.
Les points de passage entre les différentes histoires paraissent aléatoires : une longue scène de la partie Costner peut être interrompue par une brève scène avec Sienna Miller attaquée par un scorpion au fort. A contrario, un long segment qui pourrait facilement être mis en suspens pour bifurquer vers une autre histoire afin de signifier le temps qui passe se prolonge : après que Jena Malone a été agressée par les frères Sykes, le récit enchaîne directement avec Costner qui affronte un des deux frères qui semble s’être téléporté là.
L’installation du film et sa contextualisation pourront paraître nébuleuses, surtout pour le béotien que nous sommes en matière d’histoire de l’Ouest, nos connaissances se limitant surtout à ce que le septième art nous en a raconté. D’un modeste sondage, j’ai constaté que pour de nombreux spectateurs, il n’est pas évident que la première heure se déroule à Horizon. Or cette ville n’est pas seulement un El Dorado fantasmatique vers lequel les colons se dirigent, c’est une ville concrète – ville certes réduite à sa plus simple expression, mais le lieu existe. L’acte de donner un nom suffit à transformer une parcelle de terre en zone géographique précise. La magnifique ouverture installe en quelques scènes ouatées le sentiment du temps qui s’écoule et du monde qui avance, inexorablement, poussé par une puissance invisible. Les tombes des premiers migrants morts sous les flèches apaches constitueront moins un avertissement pour les migrants futurs que les graines de l’expansion ; et donc, paradoxalement, un point de départ. Horizon est ce lieu sans cesse détruit et sans cesse reconstruit, toujours plus grand, parce que rien ne pourra empêcher les pionniers d’avancer, ainsi que le prédit le colonel Houghton (Danny Huston) dans son puissant monologue. Horizon n’est pas Shangri-la. Horizon est. Et c’est même là que tout commence.
Tout ce que je viens d’énumérer pourra être mis au débit de Costner, mais, à mes yeux, c’est au contraire ce qui confère à Horizon tout son charme et donne envie de s’y replonger. Parce que rien n’est donné d’avance, parce que saisir ce film est aussi une (con)quête : il faut prendre sa boussole pour retrouver son chemin dans cette forêt de personnages et suivre l’étoile.
L’œuvre à laquelle j’ai le plus pensé en voyant Horizon, et qui porte elle aussi le nom d’une ville, c’est Twin Peaks, saison 3. On a dit de la série de Lynch pour louer ses qualités que c’était du cinéma ; et beaucoup ont minoré la réussite du film de Costner en disant de façon méprisante que sa place était à la télévision. Je dirais plutôt qu’Horizon est à la série ce que Twin Peaks était au cinéma, sa version hybridée par un artiste en pleine expérimentation n’ayant que faire de la rationalité et du juste milieu (ce n’est pas la ligne d’horizon que Kevin Costner ne filme pas au centre, c’est le film lui-même). Costner, comme Lynch, aime faire durer démesurément les scènes jusqu’à ce que la perception du temps nous semble altérée, quitte à jouer avec notre patience, et ils aiment tous deux multiplier les ellipses, parfois béantes. Ces trous sont des invitations à laisser divaguer notre imagination.
Pour Lynch et Costner, la bonne durée consiste à faire trop long ou trop court, ce qui les éloigne du modèle télévisé où chaque personnage doit avoir équitablement sa tranche de narration, chose qui (me) rend les séries assommantes à regarder.
L’accumulation de personnages tient lieu de narration dans les deux cas. Il y en a tellement dans Horizon qu’on ne sait parfois plus trop à laquelle des histoires tel ou tel appartient. Ce n’est pas le montage qui fait se croiser les histoires, c’est la mosaïque de visages qui donne à l’ensemble son unité.
Sans doute attend-on plus facilement de David Lynch des œuvres bizarres et expérimentales que de Kevin Costner, incarnation d’une vision droite et conquérante, classique, d’une certaine idée de l’Amérique. Les deux partagent pourtant ce projet de revenir, n’ayons pas peur du cliché, à une origine mythologique des États-Unis ; d’un côté la bombe nucléaire, de l’autre la naissance d’une nation au prix de nombreuses vies. Les deux organisent le récit autour d’une ville au nom puissamment évocateur, mais ne s’interdisent pas de faire graviter d’autres histoires à des miles de là. Les deux ne craignent pas de filmer avec une certaine candeur leurs personnages archétypaux, confrontant des figures du passé au présent en les intégrant en l’état dans une œuvre moderne. Ce sont ces scènes avec le soldat incarné par Michael Rooker et son épouse, un peu burlesques et ridicules, sorties d’un film de John Ford mais rendues distantes parce que filmées à l’identique alors que tout le reste a changé (le cinéma, le monde, nous). Lynch et Costner sont classiques et modernes, et pour porter chaque scène à son intensité maximale, ils préfèrent ne pas trop miser sur une mécanique trop fluide qui risquerait d’amoindrir la puissance de l’instant, et travaillent sur une imagerie du passé pour nous la faire voir sous un angle inattendu, ni critique ni fasciné, mais qui prend à revers nos attentes et nous oblige à changer notre regard sur ces gens qui vivaient à cent cinquante ans de nous.
L’histoire sans fin
Cet Horizon a pour sous-titre « chapitre 1 » ; c’est le premier volet d’une saga qui doit en comporter quatre. Le deuxième volet est fini et a même été présenté au festival de Venise. Le troisième est en partie tourné. Costner filme quand il peut ; production étonnante qui donne l’impression, malgré les moyens déployés à l’écran, d’être de ces films autoproduits que les réalisateurs tournent sur plusieurs années, par intermittence, quand leurs fonds le leur permettent. Là encore, on n’est pas si éloigné de Lynch et de Twin Peaks, Saison 3, série financée par une chaîne mais en définitive furieusement artisanale dans ses textures et ses effets, et d’ailleurs montée en un temps record (à peine un an pour dix-huit heures de programme).
Intuitivement, on pressent que, même si chaque film durait trois heures ou quatre, qu’il y ait deux, trois ou quatre épisodes produits, Horizon n’atteindrait jamais aucune plénitude narrative et n’aurait jamais de fin. L’horizon est un objectif imaginaire que nul ne peut atteindre. Si Costner donne parfois l’impression de s’égarer dans le magma de rushes filmés, seuls le passionnent les visages, et ces visages inscrits dans des paysages.
La fin d’Horizon est splendide. Le récit se conclut par une sorte de longue bande-annonce pour le chapitre suivant, à ceci près que, pour le spectateur, il n’y a aucune transition entre la fin du film et cette annonce de la suite. Pas de carton, pas de fondu au noir, pas de « Hayes Ellison reviendra dans… » Rien pour nous aiguiller sur ce que nous sommes en train de voir. Costner enclenche cette vision du futur par un mouvement de caméra ascendant sur un canyon et s’ensuivent cinq minutes de péripéties, de chevauchées, de duels, de déploiements de convois… (2) Alors que le film était construit sur un rythme d’expansion (longues scènes, multiplication des récits, introduction tardive de nouveaux personnages), la fin, à l’inverse, épouse un mouvement de contraction. On a en quelque sorte une version miniature et accélérée du chapitre suivant, sa compression. Cette fausse bande-annonce est moins une publicité qu’un court métrage en soi, accolé au long métrage (3). Et on pourrait presque l’envisager comme une conclusion, une vision des possibles que le cinéma n’aura jamais le temps d’épuiser dans sa totalité.
Kevin Costner part de ce mot horizon, qui devient le nom d’une ville qui devient celui d’un film, pour faire émerger des mondes où revit une poignée de figures du passé.
Dans les sagas en plusieurs films, les spectateurs aiment dire pour montrer leur satisfaction qu’ils ont envie de voir la suite. Mais cette envie de se projeter à tout prix dans le futur ne cache-t-elle pas une déception devant ce qui a été vu ? Horizon – Une saga américaine – chapitre 1 nous a surtout donné envie de le revoir, car Costner capte avant tout de la grande histoire l’intensité de l’instant présent.
On ne fait jamais le tour d’Horizon.
Nicolas Cantais
(1) Cela a choqué, car cela se rapproche d’un format télévisuel, le 16/9. La plupart des westerns de l’âge d’or sont pourtant filmés en 1,37 : 1 ; le scope est arrivé après. Comme on l’a indiqué, les mouvements du film sont aussi bien est-ouest que nord-sud ; le format 1,85 : 1 est plus approprié pour capter l’horizontalité et la verticalité.
(2) À noter que l’autre saga de l’année, Furiosa, se conclut de la même façon, avec un générique de fin qui inclut des images de l’épisode suivant – que nous avons déjà vu dans ce cas puisqu’on a affaire à une prequel.
(3) À propos de Lynch, on se souvient qu’Elephant Man ne se concluait pas sur la mort de son héros, mais ajoutait un codicille sublime dans les étoiles, sorte d’émanation née du récit antérieur.
Horizon – Une saga américaine. Un film de Kevin Costner, avec Kevin Costner, Sienna Miller, Sam Worthington, Abbey Lee, Dale Dickey. 181 minutes. Blu-ray et DVD, Metropolitan Film & Video.