La Beauté du geste de Sho Miyake, frappe sourde
Keiko, une jeune femme malentendante a embrassé depuis peu une carrière de boxeuse professionnelle. Elle jongle désormais entre l’assiduité des entraînements et un travail alimentaire dans le Tokyo populaire contemporain.
Cet été 2023 aura permis au public français de découvrir deux talents du cinéma nippon, dont les longs-métrages n’avaient pas connu jusqu’à maintenant l’honneur d’une sortie hexagonale. Cette véritable aubaine démontre que le septième art japonais mérite de rester sous le feu des projecteurs et qu’il ne compte pas uniquement sur l’animation, Hirokasu Kore et Ryusuke Hamaguchi pour se démarquer à l’international. Daigo Matsui a rassemblé les suffrages critiques il y a quelques semaines pour Rendez-vous à Tokyo. Et c’est aujourd’hui au tour de Sho Miyake de montrer son savoir-faire sur nos écrans avec La Beauté du geste.
Le Japon l’a découvert avec Playback en 2012 puis il a développé en 2020 pour Netflix l’adaptation de l’univers horrifique de The Grudge sous forme de série télévisée. Capable de passer du drame à la pop culture, Sho Miyake affiche un bel éclectisme. Cette polyvalence l’a conduit à réaliser La Beauté du geste, qui s’inspire librement de l’histoire de Keiko Ogasawara, une boxeuse professionnelle malentendante, qui fit carrière au début des années 2010. Cependant, en lieu et place d’offrir un énième récit de sport dans la veine d’un Rocky ou d’un Raging Bull, Sho Miyake opte pour un ton résolument intimiste, à la fois proche et éloigné du Million Dollar Baby de Clint Eastwood.
Il faut souligner qu’il existe plusieurs points concomitants et divergents entre les deux longs-métrages. Certes, La Beauté du geste ne verse pas dans la Passion décrite par Clint Eastwood et préfère traiter des difficultés de communication dans le pays du Soleil Levant, surtout en pleine période du Covid-19. En revanche, outre la figure féminine aspirant à un rêve glorieux, une certaine forme, empreintée aux maîtres du passé, réunit le géant américain et le japonais. Car si Clint Eastwood a toujours revendiqué l’héritage du classicisme hollywoodien, Sho Miyake lui est venu réclamer celui de Yasujirō Ozu, tant sa mise en scène fusionne avec celle du plus grand cinéaste local.
Sonorité lointaine
À l’inverse de l’Occident qui s’est progressivement détaché des maîtres d’autrefois, de Jean Renoir à Fritz Lang en passant par John Ford ou Howard Hawks (excepté quelques obstinés, Clint Eastwood en tête, Jeff Nichols ou Todd Haynes ensuite), le cinéma japonais (et asiatique en général) n’a jamais renié ses racines. Outre Hirokasu Kore-Eda qui a toujours rattaché son art à celui de Yasujirō Ozu, Ryusuke Hamaguchi, le Sud-Coréen Hong-Sang Soo voire le défunt Satoshi Kon puisent allégrement chez l’auteur de Voyage à Tokyo, Kenji Mizoguchi ou Mikio Naruse. Et ils sont à présent rejoints par Sho Miyake, puisque le réalisateur déploie un style imprégné de celui de Yasujirō Ozu.
À l’image de son modèle, Sho Miyake s’évertue à rendre chaque détail visuel ou sonore anodin aussi intéressant que possible, leur insufflant une énergie insoupçonnée, accentuant de fait le contraste avec le vécu d’une malentendante, très au fait de ces éléments. Son mentor l’explique lors d’un entretien, Keiko souffre de surdité, mais possède un œil de lynx. Voilà pourquoi le cinéaste amplifie chaque mouvement, chaque bruit et s’attarde plus que de raison a priori sur des objets insignifiants. Un miroir servant à l’entraînement, les percussions rythmées par les coups qui s’écrasent sur des gants ou les tâches ingrates effectuées dans un hôtel construisent l’environnement de Keiko et rappellent son handicap.
Par ailleurs la répétition d’un quotidien morne, relatée dans un cahier intime, permet d’entrevoir aussi bien la lassitude de la fatalité que cette volonté presque immuable d’avancer, malgré les tempêtes, les défaites ou les déceptions. Et dans ces moments, Sho Miyake rend un peu plus hommage à Yasujirō Ozu : il devient capable de manipuler le temps, de l’étirer ou de l’accélérer à son gré, avec une certaine virtuosité. Il isole alors sa protagoniste dans le temps donc, mais également dans l’espace, celui d’une ville de Tokyo qui n’a jamais paru autant aride dernièrement.
Tokyo solitaire
Il est difficile de dissocier les deux facettes d’un Japon, partagé entre tradition et modernité, aussi bien dans le mode de vie que dans l’architecture. Cette tendance se confirme lorsque l’on se concentre sur Tokyo où les quartiers diffèrent par leur aspect ; futuriste ou au contraire désuet, presque d’une autre époque. Si l’on retient volontiers l’image d’une mégalopole avant-gardiste, baignant dans le faste du vingt-et unième siècle, quelques artistes tendent à tirer la sonnette d’alarme en exposant les côtés beaucoup plus modestes, pour ne pas dire miséreux de la capitale. Or c’est dans ces endroits populaires parfois insalubres que Sho Miyake immerge ses personnages. Des lieux propices pour tisser ou fortifier des liens face à l’adversité, à l’absurdité du reste du monde. Et le gymnase, en manque de moyens, en constitue l’épicentre.
À l’intérieur, Keiko, championne au cœur de toutes les attentions, devrait parvenir à s’exprimer, à s’extirper de son cocon. Néanmoins, bien au contraire, la solitude la touche davantage tandis qu’à l’extérieur, la ville, sous le coup de mesures sanitaires, les difficultés pour la jeune femme à communiquer ou à comprendre son entourage s’accroissent. Ne lui restent alors que quelques instants précieux, à l’instar de la scène poignante durant laquelle elle s’exerce au shadow boxing avec le directeur de la salle. Les larmes furtives qui coulent sur ses joues en disent long sur son mal de vivre et le message de Sho Miyake, bien qu’un peu trop explicite, interpelle et transporte jusqu’à un final inattendu, révélateur d’un talent en gestation.
Car, à l’évidence, La Beauté du geste ne s’impose pas comme un sommet, mais plutôt comme un essai poétique, parfois maladroit, souvent ambitieux, toujours soigné. Le long-métrage de Sho Miyake confirme qui plus est cette vision particulière de la dramaturgie, dénuée des artifices ostentatoires qui polluent dorénavant le genre en Europe ou aux États-Unis. Ainsi, il s’avère inutile pour le cinéaste de décocher un uppercut pour susciter une quelconque émotion : une posture à l’origine de superbes réussites et elles l’attendent manifestement.
François Verstraete
Film japonais de Sho Miyake avec Yukino Kishii, Tomozaku Miura, Masaki Miura. Durée 1h39. Sortie le 30 août 2023