La Zone d’intérêt, de l’autre côté du mur

Le commandant d’Auschwitz Rudolf Höss et son épouse s’évertuent à se construire une vie idyllique pour leur famille alors que de l’autre de côté de leur jardin, s’étend l’ombre du camp…

Dix ans après avoir impressionné public et critiques avec son fascinant Under the Skin, Jonathan Glazer revient enfin pour présenter son projet le plus ambitieux à ce jour, le plus singulier. Et il signe son retour avec une œuvre traumatisante, La Zone d’intérêt, vague adaptation d’un roman de Martin Amis, dédiée au sujet délicat de la Shoah. Le long-métrage a d’ailleurs convaincu le jury du Festival de Cannes qui l’a auréolé du Grand Prix (et nombre d’observateurs diront qu’il pouvait aspirer à mieux). Une consécration d’autant plus méritée que la thématique générale abordée l’a été maintes fois par le passé, avec une réussite indéniable (Shoah, La Liste de Schindler, le récent Le Fils de Saul, Nuit et Brouillard). Cependant le prisme adopté ici par le réalisateur et les choix de mise en scène se distinguent nettement de ses prédécesseurs, ce pour le meilleur.

Pour Jonathan Glazer, son travail sur La Zone d’intérêt confirme un talent parvenu à maturité, mais également l’érige en auteur à part sur l’échiquier international. Son style s’éloigne aussi bien de celui des successeurs souvent insupportables de Martin Scorsese que des néoclassiques ou encore d’un Stanley Kubrick. Dans tous les cas, il rejette à bras le corps la tendance à l’illustration ostentatoire qui pollue une majeure partie du cinéma indépendant contemporain et préfère ainsi le recours à la litote comme les maîtres du passé.

Ce choix va s’avérer fort judicieux au moment de traiter l’une des plus grandes tragédies de l’Histoire de l’Humanité, d’autant plus que le point de vue utilisé ici en étonnera plus d’un. De fait, il faut d’emblée souligner l’énorme prise de risque de La Zone d’intérêt qui ose évoquer les camps de l’horreur en se focalisant uniquement sur le quotidien du commandant d’Auschwitz et de sa famille. Un dispositif aussi audacieux va permettre au cinéaste de délivrer une superbe leçon formelle binaire, dans le contraste et dans l’emploi du hors-champ, comme rarement vu au vingt et unième siècle.

Invisible et indicible

Beaucoup avaient reproché au Dunkerque de Christopher Nolan de ne pas avoir valorisé l’action de l’armée française, qui avait retenu la Wehrmacht afin que ses alliés britanniques puissent s’extirper de la nasse. Si le cinéphile averti saisissait l’artifice exploité par le réalisateur, ce n’était point le cas pour la majorité des spectateurs ; la faute en incombait à un manque d’équilibre dans sa démonstration, fragilisée par une absence de clarté malgré de bonnes intentions. Voilà pourquoi Jonathan Glazer pouvait échouer dans une entreprise en partie semblable. Fort heureusement pour lui, il affiche d’emblée ses ambitions, ce de manière limpide, sans toutefois baigner dans un surlignage pédagogique pédant.

Le réalisateur n’ignore pas que la souffrance ou l’horreur sont souvent amplifiées par la puissance de la suggestion, tant qu’elles ne sont pas montrées frontalement à l’écran. On se souvient par exemple de cette scène dans L’Homme de la plaine d’Anthony Mann durant laquelle James Stewart grimaçait de douleur quand une balle traversait sa main à bout portant. La caméra se concentrait uniquement sur son visage pour accroître les sensations endurées lors du supplice du protagoniste. Or, même si ses choix formels diffèrent avec ceux son aîné légendaire, Jonathan Glazer dirige La Zone d’intérêt avec un état d’esprit identique et surtout une sobriété similaire.

Il raconte le calvaire des prisonniers des camps de la mort ainsi que les méthodes déployées par les bourreaux non en les exposant en pleine lumière mais par des bruits, des sons distincts, en provenance de cette place de l’enfer, aussi par des gros plans sur des situations ou des objets anodins du quotidien. Yasujirô Ozu aimait avoir recours à ces procédés afin de dicter le tempo de sa narration et injectait par la même occasion une véritable saveur à ces éléments. Dans le cas présent, Jonathan Glazer attire l’attention sur le bruit sourd des crématoriums, les échos d’une fusillade ou sur un drap blanc rendu immaculé après que le nettoyage minutieux des domestiques ait effacé les tâches de suies engendrées par les cheminées de la mort… il ne s’agit plus ici d’une question de temporalité comme chez Ozu, mais plutôt d’une mécanique diégétique intégrée au cadre de vie quasi idyllique d’une famille actrice d’un théâtre cauchemardesque.

Dans l’intimité du mal

Le cinéaste brosse alors un portrait froid de Rudolf Höss et des siens, presque naturaliste, dénué de tout calcul, voire de jugement de valeur, afin de mieux cerner le mal à l’état pur dans son cocon le plus intime. Le long-métrage La Chute d’Oliver Hirshbiegel s’était essayé à cet exercice en rapportant les derniers jours de la vie d’Hitler, non sans maladresse. Jonathan Glazer rend une copie admirable en revanche, tant sa mise en scène s’efforce d’extraire le côté monstrueux de l’homme, banalisé non seulement au nom d’une cause effroyable, mais aussi par son acceptation au quotidien. Il s’appuie alors sur sa grande profondeur de champ pour un décryptage sociologique en règle d’un foyer nazi.

Il commence par souligner que chacun et chacune était lucide au moment de leurs actes et au-delà de toute notion de bien-fondé, tous considéraient chaque décision inique, chaque propos ignominieux comme l’engeance d’un ordre naturel qui suit inexorablement son cours. Voilà pourquoi on croirait presque par instants retrouver l’atmosphère de certaines americanas, tant une sorte d’innocence certes putride se dégage des uns et des autres.

Les réunions de famille ou professionnelle, les discussions policées entre épouses sont autant de moments récurrents pendant lesquels on s’adonne à la cruauté des mots ou on planifie l’impensable. Ici le mal ne germe plus, il s’est incrusté dans les attitudes, l’éducation, l’activité quotidienne. Les enfants ne sont pas épargnés, mais emboîtent au contraire les pas de leurs aînés tandis que les conversations ubuesques devraient irriter toute personne censée. Or le réalisateur insuffle toute la crédibilité à l’ensemble par le biais de cette vision crue de ce microcosme.

On retiendra notamment l’échange entre le couple Höss au cours duquel le mari annonce son transfert. Cette annonce anodine implique l’évolution de carrière du commandant et le cahier des charges qui lui incombe dans l’extermination du peuple juif. Et c’est grâce à ce type de dialogue qui banalise l’abject  sur un fond de normalité que La Zone d’intérêt remplit son objectif. Le caractère antithétique qui en découle, sublimé par des interprètes qui ne surjouent jamais, écœure davantage le spectateur et finit par lui ôter tout espoir.

Abandonnez tout espoir

Jonathan Glazer n’a de cesse de faire appel à notre subconscient, à notre imagination pour y introduire encore et encore des détails immondes (même s’ils ne sont jamais pas montrés à l’écran) ou des anecdotes à la limite de l’absurde, à l’image des fleurs envoyées par la conjointe de Rudolf Höss pour égayer le camp. Surréaliste ! Que penser sinon de l’agression sexuelle de cette jeune femme déportée par le commandant qui ne se gêne pas ensuite pour se nettoyer les parties génitales ; cette séquence pourrait se révéler gratuite et la métaphore pataude si une fois de plus la suggestion et l’incongruité abominable devenue un principe social ne lui instillaient pas toute sa plausibilité.

N’attendez donc aucun remords, aucune compassion de la part des personnages, dans cette antichambre de l’enfer. Le chien se comporterait de façon bien plus honorable, guidé par son instinct, témoin malgré lui des atrocités relatées par ses maîtres. Et quand vient la nuit, Jonathan Glazer se rappelle à ses expérimentations d’Under the Skin lors de la virée de l’adolescente prête à tout pour soutenir ses compagnons infortunés. Hélas, la pomme apportée durant cette sortie deviendra source de discorde (au bon souvenir d’Éris, la déesse qui avait semé le trouble en jetant le fameux fruit au cours d’une assemblée divine) et assombrira un peu plus le tableau misanthrope désiré par le cinéaste.

Et c’est précisément parce qu’il s’affranchit des conventions et des barrières tout en ne se vautrant pas dans une surenchère visuelle crasse ou tapageuse que ce tableau heurte et hante les mémoires. Jonathan Glazer refuse toute émotion traditionnelle pour mieux choquer et sensibiliser le spectateur face à ses démons intérieurs, car n’importe qui peut s’adonner aux pires atrocités. Par conséquent, il sera impossible d’apprécier ce voyage désagréable aux confins de la noirceur humaine même si, sans nul doute, La Zone d’intérêt se pose non seulement en pierre angulaire de la filmographie pour son auteur, mais surtout comme l’un des chefs-d’œuvre de la décennie en cours.

François Verstraete

Film anglais, américain et britannique de Jonathan Glazer avec Sandra Hüller, Christian Friedel. Durée 1h46. Sortie le 31 janvier 2024

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