La Commare secca, le film de 1962 de Bertolucci, ressort

déjà Bertolucci perçait sous Bernardo…

Aux âmes bien nées… Bernardo Bertolucci a vingt et un ans lorsqu’il tourne, sous le patronage de Pasolini, La Commare secca, et ce film n’évite sans doute pas quelques excès propres à la jeunesse, mais il porte en germe tout ce qui suivra et confirme par anticipation la déclaration du cinéaste selon laquelle il n’y a pas des films, mais un seul film, qui s’appelle l’histoire du cinéma.

Puisque toutes les critiques publiées à ce jour sur La Commare secca citent pieusement Rashomon, et puisque La Commare secca est le premier film de Bertolucci, ne craignons pas d’être conformistes. Respirez tous un grand coup et répétez tous en chœur : Rashomon ! Allez, encore une fois ! Ra-sho-mon !

Seulement, il n’est pas sûr qu’on fasse beaucoup avancer les choses en citant cette référence, car le génie de Kurosawa dans Rashomon est sans doute à trouver dans la mise en abyme qu’il offre de l’art en général, de cet outil magique qui, pour reprendre la fameuse citation de Paul Klee, « rend visible ». L’art ne fait pas voir autre chose, il fait voir autrement ce que nous connaissons déjà – ou, plus exactement, pensions déjà connaître. Autrement, parce que la même histoire peut être vue et racontée de différentes manières ; parce que, pour donner une citation de plus, celle-là de Jean Renoir, que Bertolucci évoquait constamment comme l’une de ses influences déterminantes : « Chacun a ses raisons. »

Résumons : la question centrale est donc la question comment, bien plus que la question quoi, étant entendu que comment ne doit pas non plus faire oublier totalement quoi. Car chacun a ses raisons, certes, mais l’humanité commence lorsqu’on pose certaines limites, et donc lorsqu’on refuse d’admettre certaines raisons. Parce que, qu’on le veuille ou non, il faut bien définir une règle du jeu.

La Commare secca se présente a priori comme une banale enquête policière. La séquence d’ouverture nous fait découvrir, au bord du Tibre, le corps d’une femme assassinée dont nous apprendrons que c’était une prostituée. Suivent les interrogatoires de différents suspects. Mais nous n’assistons pas vraiment à ces interrogatoires. Du policier qui interroge, nous n’entendons que la voix, relayée par les récits — sous forme de flashbacks — de tous les personnages qui se trouvaient non loin du lieu du crime au moment où celui-ci a été commis. Flashbacks, on s’en doute, ni tout à fait vrais, ni tout à fait faux, ne serait-ce que parce que, comme l’a fait justement remarquer un critique, la plupart de ces personnages mènent une existence assez terne, voire parfois franchement minable. N’en reste pas moins cette menace de la mort, omniprésente : la Camarde, puisque c’est, nous dit-on, le sens de l’expression Commare secca en dialecte romain (le titre français Les Recrues n’est pas très inspiré…), peut se présenter sous la forme d’un « simple » couteau de cuisine agité dans tous les sens par une femme hystérique tout droit sortie d’une comédie, mais nous assisterons aussi à la noyade d’un petit arnaqueur qui pensait échapper à des ennuis en plongeant dans le fleuve. Oui, La Commare secca est dans une large mesure un film à sketches, à l’italienne, parce que la réalité ne peut se saisir autrement que par morceaux, de guingois, en mélangeant les genres.

C’est sans doute ce qu’annonce le tout premier plan, avec ce pont qui épouse parfaitement, d’un bout à l’autre, la diagonale de l’écran et ces feuilles de papier qui jaillissent brutalement, tels des tracts, par-dessus la balustrade, pour nous conduire au terme de leur virevolte jusqu’au corps de la prostituée assassinée. Cette diagonale, figure chérie du baroque, est là pour nous dire que nous perdrons notre temps si nous nous efforçons de rechercher quelque stabilité verticale ou horizontale. Quant aux feuillets éparpillés dans la nature, il nous plaît de voir en eux le geste d’un scénariste jetant au vent — en apparence tout au moins — son scénario pour nous signifier que ce qui va suivre n’obéira guère aux codes de la narration traditionnelle.

Le sujet de La Commare secca a été « offert » à Bertolucci par Pasolini, dont il avait été l’assistant l’année précédente sur Accattone, et de nombreux plans (de visages, en particulier) sont on ne peut plus pasoliniens (sans parler du doublage systématique des acteurs non-professionnels et, plus sérieusement, du fait qu’il est bien difficile de ne pas penser aujourd’hui, en voyant cette enquête sur un assassinat, à la propre mort de Pasolini), mais l’intérêt majeur du film est qu’il porte déjà en lui certaines constantes de l’œuvre de Bertolucci. Car celui-ci n’a cessé de nous dire, ou plus exactement de nous rappeler, que l’Histoire, avec un grand H, doit constamment être réécrite, cette « obsession chronologique » s’exprimant souvent dans les titres mêmes de ses films : Novecento, Prima della Rivoluzione, Le Dernier Tango à Paris, Le Dernier Empereur (et l’on pourrait ajouter accessoirement Il était une fois dans l’Ouest, dans le scénario duquel il trempa, ou encore le film collectif Ten Minutes Later).

Oserons-nous suggérer que cette qualité de La Commare secca est peut-être aussi une faiblesse ? Nous sommes en face du premier film d’un tout jeune réalisateur qui tient à prouver d’emblée l’étendue de son talent. L’ensemble n’évite pas toujours les gratuités un brin exaspérantes des exercices de style à la Queneau, la caméra devenant dans certains cas le personnage central de l’histoire. La maîtrise de l’espace qui s’affirme dans chaque plan est sidérante — profitons de l’occasion pour saluer ici, une fois de plus, le merveilleux travail de restauration effectué par les magiciens des laboratoires de Bologne —, mais la construction, même si elle revendique son déconstructivisme – après Renoir, l’autre mamelle du cinéma de Bertolucci s’appelait Godard – jure quelque peu avec la virtuosité fluide de la caméra. Pour dire les choses autrement, La Commare secca est un film court (1h30) qui donne parfois l’impression de traîner dans la mesure où l’on se dit confusément qu’il aurait pu être beaucoup plus long : que se serait-il passé s’il y avait eu douze suspects dans l’affaire au lieu d’une demi-douzaine ?

Remercions donc les distributeurs de sortir aujourd’hui cette œuvre citée dans toutes les histoires du cinéma, mais qui n’était pas loin d’être inédite en France. Nous les remercierons encore plus s’ils s’avisent d’exhumer un jour prochain un autre film de Bertolucci tourné une dizaine d’années plus tard et devenu introuvable et invisible (à cause, on imagine, de bourbeuses questions de droits ?), La Stratégie de l’araignée. Inspirée d’une nouvelle de Borges, mais bâtie sur le même concept rashomonesque, cette histoire d’un jeune homme revenant dans son village après la guerre et découvrant peu à peu que son père n’a peut-être pas été le grand héros résistant qu’on croyait ou qu’on voulait croire, offre, elle, la rigueur, l’unité d’action et l’économie indiscutable d’un classique.

FAL

La Commare Secca (Les Recrues), 1962. Réalisateur : Bernardo Bertolucci. Scénario : Pier Paolo Pasolini, Bernardo Bertolucci, Sergio Citti. Avec : Francesco Ruiu, Giancarlo De Rosa, Vincenzo Ciccora, Alfredo Leggi, Gabriella Giorgelli

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