La République incarnée, visages de la démocratie
Un historien reconnu
Professeur à l’université d’Orléans et à Science po, Jean Garrigues étudie l’histoire politique contemporaine et, à ce titre, il s’est intéressé au problème lancinant de la personnalisation du pouvoir dans la démocratie française. Il est par l’exemple l’auteur des Hommes providentiels, histoire d’une fascination française (Seuil, 2012) où il revenait sur ce vieux « topos » français : voici un peuple qui a décapité son roi et qui ne cesse de croire en des hommes providentiels, certains grands (Napoléon, de Gaulle) et d’autres ridicules (le général Boulanger). Avec La République incarnée, Jean Garrigues revient sur ce problème, avec toutefois une autre grille de lecture.
La sainte trinité de la République
Tout commence ici aux lendemains de la défaite de Sedan et de la guerre de 70. Une assemblée monarchiste élue en février 1871 pour faire la paix avec l’Allemagne menace la forme républicaine de gouvernement. Le chef du gouvernement provisoire, Thiers, après avoir écrasé la commune de Paris, opère alors un virage stratégique qui l’amène à rejoindre le parti républicain et à s’allier tacitement avec Gambetta, l’ancien chef des partisans de la résistance à outrance contre l’Allemagne.
Parmi les républicains se trouve un autre homme dont l’immense prestige rayonne dans tous le pays (et au-delà), Victor Hugo. Voici donc ici le schème qui se met en place : Thiers est le rassembleur, l’homme d’Etat tandis que Gambetta incarne le chef patriotique à la volonté indomptable et Hugo est le prophète de la République. Ils fondent ici le principe d’incarnation républicaine, qui se retrouve ensuite dans chaque personnage important de la République.
De multiples avatars
On retrouve ensuite dans le fil du livre de Jean Garrigues bien des personnages, certains oubliés, qui ont « incarné » la République : Jules Ferry bien sûr mais aussi Sadi Carnot dont les voyages présidentiels ont contribué à établir la République en province ou Félix Faure (songeons au mot cruel de Clemenceau : « il voulut être César, il est mort Pompée »). Il insiste sur le rôle de présidents apparemment en retrait et qui ont pourtant incarné la fonction présidentielle en se montrant proche du peuple: Loubet, Fallières, Doumergue, Auriol ou Coty.
Reste que ce principe d’ « incarnation » qu’il a repéré avec talent chez Thiers/Gambetta/Hugo ne se retrouve dans ces personnages un peu pâlots que sur un aspect : ils se livrent à une sorte de communication avant l’heure, efficace, en se montrant présent mais passif (ou actif en coulisse comme Auriol) dans la ligne d’une idéologie républicaine qui récusait à la personnalisation du pouvoir (Napoléon III avait laissé ici un héritage disons contrasté).
De Gaulle et après
Clemenceau, au moment de la Grande Guerre, avait incarné la République (au grand dam de Poincaré) comme jamais. Mais c’est de Gaulle qui a réussi à incarner le schème identifié par Jean Garrigues avec maestria : il est le rassembleur, le chef patriotique et aussi le prophète de la République et de l’universel (songeons aux foules qu’il déplace au Québec, au Mexique ou au Cambodge).
Reste que le régime qu’il fonde remet en cause le républicanisme traditionnel et qu’on constate depuis son départ en 1969 une déperdition du principe d’incarnation : François Mitterrand et dans une moindre mesure Jacques Chirac ont été les derniers à « incarner » la fonction présidentielle (à la fois royale et démocratique). Sarkozy et Hollande, enfants de la « médiacratie », ignorants au fond des ressorts de notre histoire, ont désacralisé la fonction présidentielle. Quid de Macron ? Et quid de l’incarnation au XXIe siècle ?
On notera que nos voisins britanniques n’ont pas les mêmes soucis que nous mais des voix discordantes et réactionnaires me chuchotent qu’eux ont gardé leur monarchie…
Voici en tout cas un livre plein de talent et d’érudition qui invite à la réflexion.
Sylvain Bonnet
Jean Garrigues, La république incarnée, Perrin, janvier 2018, 464 pages, 25 eur