Le Limier, humilier n’est pas jouer

Auteur à succès de romans policiers, Sir Andrew Wike convie Milo Tindle, un coiffeur d’origine italienne dans sa superbe demeure. Adepte des énigmes et des jeux retors, l’hôte d’un jour n’apprécie guère son interlocuteur et encore moins la liaison que ce dernier entretient avec son épouse. Wike lui propose un étrange marché : Milo doit simuler le cambriolage des bijoux de sa conjointe afin d’arnaquer les assurances. Sous le charme, Milo accepte…

Le public hexagonal aura donc dû attendre de nombreuses années afin de profiter d’une version DVD/Blu-ray de l’ultime long-métrage de Joseph L. Mankiewicz, Le Limier. Mais la patience des cinéphiles et admirateurs du réalisateur d’Eve est aujourd’hui récompensée grâce aux efforts d’ESC Éditions. Et si on peut regretter l’absence d’un nouveau master ou d’une quelconque restauration 4K, il ne faut point bouder le plaisir de (re)découvrir ce monument du septième art.

Lorsqu’il entame le tournage du Limier, Joseph L. Mankiewicz ne jouit plus de sa popularité d’antan auprès des studios en raison de l’échec de Cléopâtre (un désastre financier) en 1963. Cependant, il a prouvé ensuite avec Guêpier pour trois abeilles qu’il n’avait point perdu de sa superbe et encore moins de sa maîtrise. Le lauréat des Oscars pour Eve ou Chaînes conjugales possédait toujours cette once de génie qui lui permit de briller durant l’âge d’or hollywoodien aux côtés des John Ford, Howard Hawks, Otto Preminger ou Orson Welles. Et le dernier ajout à sa filmographie allait s’ériger en point d’orgue triomphal sur le plan critique à son immense carrière ; tout comme John Huston avec Les Gens de Dublin, Mankiewicz allait se retirer en accouchant d’un authentique chef-d’œuvre.

Or ce véritable tour de force puise ses racines dans la relation subtile qu’entretenait le réalisateur avec le cinéma bien entendu, mais aussi avec le théâtre. L’homme ne s’en est jamais caché, il a toujours rêvé des planches, sans jamais pouvoir les caresser. Il rejoint quelque part Jean Renoir ou Orson Welles qui accordait plus de crédit à Shakespeare et consorts qu’à leurs pairs. Et tout comme eux, il n’a eu de cesse de reproduire l’univers de la dramaturgie sur grand écran, que ce soit dans sa mise en scène et dans ses thématiques.

Il n’est donc pas étonnant que Mankiewicz ait traité du monde théâtral (Eve) ou ait transposé des pièces à plusieurs reprises telles que Soudain l’été dernier et dans le cas présent Le Limier. En adaptant le travail du britannique Anthony Shaffer, Joseph Mankiewicz va certes conserver les qualités intrinsèques du Limier, mais également le modeler à sa guise, aidé par ses deux interprètes phares, la légende Laurence Olivier et le déjà vétéran Michael Caine. La farce noire jubilatoire désirée par Anthony Shaffer va embrasser à merveille les obsessions et le savoir-faire d’un auteur alors à son apogée.

La culture du secret

Le public contemporain est désormais habitué aux « twists », ces retournements de situation inattendus chers à Night M. Shyalaman et déjà présents dans bon nombre de films noirs des années quarante ou cinquante. Si l’emploi d’un tel procédé répond souvent à l’appel spécifique du polar, il n’en devient pas l’apanage du genre pour autant. Ainsi, Mankiewicz s’est démarqué par leur utilisation, cultivant à merveille le goût du secret, à même de faire rebondir son scénario. Néanmoins, la mise en scène du réalisateur ne repose jamais sur cet artifice ; par exemple, son recours dans Eve, Soudain l’été dernier ou Chaînes conjugales implique surtout une conclusion logique suite à une époustouflante démonstration.

Par conséquent, si éventer un secret chez Mankiewicz n’est jamais anodin et surprend, le processus ne relève jamais d’une quelconque forfanterie ostentatoire. Seules importent l’élégance et la perception du spectateur, qui doit aller au-delà du fond pour mieux appréhender la forme. Et avec Le Limier, Mankiewicz n’applique pas uniquement cette méthode qui lui sied si bien, il la transcende que ce soit dans son approche scénaristique ou diégétique (ah la « supercherie » de la distribution). On s’aperçoit alors que cet affect pour le mystère recouvre à merveille l’exercice en cours.

Ici, les rebondissements qui rythment la narration n’ont pour but que de servir un récit orienté bien plus sur l’élément satirique que sur des détails ou des dialogues au demeurant savoureux. Le secret du Limier réside dans son subtil portrait social et dans sa caricature du genre criminel, alimentés par les figures de style déployées avec aisance par le cinéaste. Et à cette occasion, il n’a de cesse de réinventer le phrasé et le parler.

Satire sociale et pastiche d’un genre

En effet, Le Limier, comme bon nombre de films de Mankiewicz, tire à boulets rouges contre les préjugés en vigueur, la discrimination ainsi que sur le fonctionnement de microcosmes bien établis, de la bourgeoisie au monde du théâtre. L’auteur condamne les jugements hâtifs et souligne le malaise vécu par les victimes à l’occasion de scènes d’humiliation désarmantes par leur crudité, leur froideur et surtout leur crédibilité. Et dans Le Limier, ces scènes de ce type n’ont jamais paru autant cruelles, immondes, contrastant avec les bonnes manières pratiquées par Wike.

Le prétendu noble se plaît à avilir son interlocuteur aussi bien par vengeance mesquine que par pratique d’un racisme ordinaire et de classe intemporelle. Les mots blessants se succèdent pour se transformer peu à peu en gestes d’une violence peu coutumière. Dans Le Limier, l’humiliation incarne l’arme des gentilshommes, quelque soit leur éducation et confirme que personne n’échappe à l’ignominie en dépit de son rang, de sa fortune ou de son succès. Les mannequins et autres poupées qui composent le décor iconoclaste du manoir, adoptent de fait, un comportement plus honorable que les êtres de chair et de sang. Quant au réalisateur, il présente avec la finesse qui le caractérise, la joute qui oppose les deux rivaux comme une bataille qui dégénère peu à peu sous la pression de celui qui devrait se montrer exemplaire à l’origine.

Cette même finesse se retrouve lorsqu’il se joue du genre policier, se moquant allégrement de ses fondements pour désarçonner davantage et se plaire dans l’art de la tromperie, à l’image de ses protagonistes. Ses habituels flash-back laissent place ici aux récits alambiqués du coupable, qui ne sèment jamais le doute dans l’esprit d’un spectateur omniscient. Mieux encore, il exagère dans le sens du détail (on se demande par exemple pourquoi il s’attarde sur l’impact d’une balle de révolver dans un mur à l’arrivée du détective) pour nourrir ses velléités et faire comprendre au public que l’intérêt du long-métrage est ailleurs. Il s’amuse avec lui comme Wike s’amuse aux dépens de Milo. Car au théâtre, le spectacle doit continuer et les acteurs doivent jouer ; le jeu l’essence même de sa direction.

Jouer c’est vivre

Mankiewicz l’explique d’emblée, le jeu prévaut, celui de ses interprètes et ceux auxquels se livrent ses personnages, de l’apprenti voleur au dédale énigmatique de la partie finale. Or dans ces domaines, le metteur en scène excelle à valoriser aussi bien les confrontations acharnées que les partitions des deux monstres réunis sous sa houlette. Laurence Olivier et Michael Caine resplendissent et leur talent concourt pleinement à la réussite de l’ensemble. Car à l’instar d’un dramaturge, le réalisateur sait qu’il n’est rien sans ses acteurs, lui qui a érigé nombre d’entre eux au sommet, de Bette Davis à Gene Tierney en passant par Elizabeth Taylor ou Montgomery Clift.

La vigueur du long-métrage se diffuse ainsi par les performances inoubliables de Laurence Olivier et de Michael Caine tandis que Joseph Mankiewicz injecte à l’écran tout le charme du théâtre sans jamais perdre de vue qu’il fait du cinéma. Rarement la différence entre septième art et spectacle du vivant n’a paru aussi ténue, exceptée chez Jean Renoir évidemment ou plus tard chez François Truffaut. Et le plan final l’atteste sans conteste, renvoyant à celui du Carrosse d’or.

Cette image a donc refermé une œuvre conséquente et incontournable, confirmant l’apport indéniable de Joseph L. Mankiewicz à son art. Si La Nuit du chasseur symbolise en quelque sorte la quintessence du classicisme hollywoodien, la contribution de Mankiewicz au cinéma incarne quant à elle, l’apothéose d’une période dorée, un feu de joie incandescent dont Le Limier constituerait la dernière étincelle.

François Verstraete

Film américain de Joseph L. Mankiewicz avec Laurence Olivier, Michael Caine. Durée 2h18. 1972. Disponible en DVD et Blu-Ray chez ESC Éditions

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