La Trilogie d’Apu, une question de vie et de mort
Issu d’une famille pauvre du Bengale, Apu connaît une enfance marquée par les joies et les drames. Rompu à la littérature, il épousera une riche provinciale et s’aventurera au cœur de Calcutta. Nouveau Monde, nouvelles épreuves.
Au gré des jeux avec sa sœur, un jeune garçon s’émerveille au contact des miracles de la ville ; l’électricité, les chemins de fer, autant de progrès si loin et si proches pour lui, retiré dans une petite enclave bengalie. Puis, il découvre le corps inanimé d’une vieille femme qu’il a brièvement connu. En une fraction de minutes, Satyajit Ray délimite son territoire, celui du cinéma. Les événements, tour à tour enchanteurs puis traumatisants, imprégneront l’apprentissage de son protagoniste, dans une société marquée par les traditions et la pauvreté. Unique lumière parmi les ténèbres, l’accès à la culture à l’éducation lui permet d’entrevoir un avenir sous de meilleurs auspices. Du moins, le croit il…
Quelques années avant l’avènement de François Truffaut et de ses 400 coups, récit initiatique majeur consacré à l’enfance, Satyajit Ray, future icône du cinéma indien, allait proposer un formidable premier long-métrage dédié à la jeunesse, La Complainte du sentier. Adapté d’un célèbre roman semi-autobiographique bengali (Pather Panchali), le film se penche sur les pérégrinations d’Apu, cadet d’une famille sans le sou, élevé dans une petite bourgade par une mère bienveillante et un père instruit à la recherche d’une situation financière stable. Très bien accueilli à sa sortie, La Complainte du sentier donnera l’occasion à son auteur d’intégrer le gratin mondial des metteurs en scène en devenir. La suite est connue, son talent croît et il s’impose comme le réalisateur incontournable en Inde, bien loin des fastes de Bollywood.
Son style limpide et son trait précis retranscrivent avec authenticité les caractéristiques d’un univers alors incompris des occidentaux tandis que ses fables témoignent d’un humanisme poignant, qui ne déplairait pas à Akira Kurosawa. Et si les initiés admirent surtout ses chefs-d’œuvre tels que Charulata ou Le Salon de musique, ils n’omettent pas l’importance des aventures d’Apu, relatées dans une trilogie digne de la pentalogie de Truffaut mettant en scène Antoine Doinel. Néanmoins, contrairement à son homologue français, la farce et l’humour n’accompagnent pas les tribulations d’Apu. Pour Satyajit Ray, l’heure n’est pas aux facéties, mais à l’immersion dans un cadre singulier, propice aux désillusions et aux drames de toute sorte.
Plongée naturaliste
Satyajit Ray n’a pas d’équivalent parmi ses compatriotes quand il s’agit de peindre avec justesse les paysages de son pays natal, des coins reculés du Bengale jusqu’aux rues bondées de Calcutta. Le cinéaste s’affranchit alors des clichés pour mieux dessiner les contours d’un état scindé entre la modernisation des villes et une province délaissée aux mains de quelques nantis. Pourtant, il évite tout misérabilisme forcé, accentuant de fait son portrait désenchanté d’une société encore bien trop figée. Le spectateur, non renseigné sur l’Inde à l’époque, quant à lui, disposait d’une vision quasi documentaire.
La facette naturaliste de l’ensemble impressionne et il n’hésite pas à s’appuyer sur quelques éléments aux alentours pour aiguiser son sens de l’image et de la photographie ; une virtuosité esthétique se dégage dès La Complainte du sentier quand Apu et sa sœur se rendent chez leur voisine, leur court périple montré à travers les reflets de l’eau stagnante. On comprend très vite qu’il existe une connexion intime entre Apu et l’univers qui l’environne, au point que par moment, la barrière ténue qui les sépare s’abaisse pour qu’ils ne fassent plus qu’un.
Le regard du personnage sur le monde intrigue, désarçonne au fur et à mesure qu’il est confronté à la nouveauté lors de son apprentissage de la vie. À l’instar du réalisateur, Apu se repère dans l’espace infini d’une forêt presque vierge ou dans celui confiné d’un minuscule appartement dans Calcutta. Quoi qu’il en soit, la pauvreté habite ces lieux et va de pair avec son humilité, son innocence, sa vertu artistique, qu’il ne pourrait exprimer dans d’autres conditions. Le décor ainsi planté, Satyajit Ray peut désormais se concentrer sur le vécu du protagoniste à travers quelques extraits choisis de son enfance à son adolescence en passant par sa vie de couple.
Intimité et tradition
Tout comme Ozu, Naruse, Truffaut ou Bergman, Satyajit Ray excellait lorsqu’il s’attardait sur le quotidien de ses personnages, insufflant une touche réaliste et pudique dans son entreprise. Des qualités qu’il a développées dès La Complainte du sentier et qu’il a affinées par la suite, notamment dans Le Monde d’Apu. En pénétrant dans l’intimité familiale, le cinéaste rapportait les émotions liées à des activités anodines et pourtant significatives ; la répétition des gestes sonne juste, des tâches ménagères de la mère du garçon aux jeux innocents en passant par les exercices scolaires harassants. Le tout alimente la narration, dictant le tempo, au son des sifflements des trains. Chacun s’impatiente, espère le retour de l’être aimé, d’un époux ou d’un fils.
Le réalisateur en profite pour traiter également de l’évolution de son pays, certes ancré dans les traditions (les raisons pour lesquelles Apu contracte son mariage paraissent à nos yeux occidentaux ubuesques), mais dont les habitants aspirent à mieux au hasard d’un exode rural de plus en plus massif. Bien avant La Grande ville, Satyajit Ray souligne les progrès sociaux, les plats et les ingrédients nécessaires à leur préparation s’améliorent en qualité au fil de la trilogie pour Apu et les siens par exemple. Néanmoins, le rôle ingrat des femmes n’est jamais éludé, puisqu’elles sont à la fois servantes et dépendantes des hommes. Elles demeurent objet de convoitise, sexuelle ou financière (la question de la dot s’avère cruciale), ce, à leur grand dam. Le cinéaste ira jusqu’à évoquer les violences ignominieuses qu’elles subissent (on devine ainsi, à demi-mot que la mère d’Apu a été agressée par son voisin).
Pourtant, il ne perd jamais totalement foi en son prochain et encore moins dans la force des sentiments. Au détour d’une conversation, le père du protagoniste confesse à sa compagne qu’il a appris à l’aimer au fil des ans. Et puis il y a cette relation si particulière qui unit Apu et Aparna. Leurs noces, quasi contraintes, se sont transformées en passion discrète, soutenue par des échanges certes peu démonstratifs et des attentions sincères. À travers ce lien qui se construit, Satyajit Ray veut croire et laisse libre cours à la compassion. Une attitude qui l’honore et qui traversera l’intégralité de la trilogie, malgré les tempêtes qui secouent les personnages.
Compassion décuplée
Pourtant, la lassitude, l’aigreur ou une éternelle rancœur devraient s’emparer d’Apu, tant son histoire est frappée par de multiples tragédies. Si la mélancolie et le chagrin finissent tôt ou tard par le rattraper, il continue en revanche de s’accrocher à de nobles vertus et à faire preuve d’un humanisme désintéressé, jusque dans le dernier plan du Monde d’Apu. Entretemps, Satyajit Ray aura déployé toute sa maîtrise pour tirer quelques larmes de désespoir à son protagoniste et au spectateur. Mais Apu se relève et fait front, avance dans l’adversité à la recherche d’un bonheur même éphémère.
La séquence la plus flamboyante de La Complainte du sentier dévoile la sœur d’Apu sous la pluie, bravant les éléments avec le sourire aux lèvres, attendant l’accalmie, sans se soucier des éventuelles conséquences, et elles seront terribles. Ce passage, d’une beauté magistrale, annonce le drame à venir, tout comme les échanges de regard langoureux, des années après, entre Apu et sa bien-aimée. Par conséquent , on s’interroge et on se demande si les turpitudes de l’existence sapent tout événement heureux pour Apu. La perte d’un être cher est monnaie courante dans un pays aussi pauvre, ravagé encore par la famine et la maladie. Satyajit Ray le sait trop bien, alors qu’il est né sous de meilleurs auspices que ses personnages. Une façon comme une autre pour lui de tirer la sonnette d’alarme, de crier à la révolution ? Non, car son propos se hisse au-delà d’une simple connotation sociale et son long-métrage couvre un large spectre philosophique. Son ambition démesurée aurait dû l’écraser, lui et son essai… mais loin de là !
Avec sa trilogie, Satyajit Ray ne perdit jamais son objectif de vue et accoucha d’un récit d’apprentissage incontournable, hypnotique, poignant, attachant. Et s’il n’hésita pas à injecter quelques critiques sous-jacentes sur le monde, il ne cesse d’éprouver cette empathie que d’autres ont abandonnée, à tort, en cours de chemin. Un joyau.
François Verstraete
La Complainte du sentier, L’Invaincu, Le Monde d’Apu. Films indiens de Satyajit Ray avec Karuna Bandyopadhyay, Kanu Banerjee, Subir Bannerjee, Smaran Ghosal, Soumitra Chatterjee, Shamirla Tagore. Disponible en coffret Blu-Ray aux Éditions Carlotta