Le marin qui abandonna la mer, l’obsession de la perfection

Années soixante-dix, Grande-Bretagne. Orphelin de père, Jonathan, treize ans, vit avec sa mère, Anne, une riche antiquaire. Malgré les réticences de cette dernière, il appartient à un petit groupe dirigé par un adolescent despotique, Le Chef, devenu cynique à force de jouer l’adulte. Un beau jour, Jonathan fait la connaissance de Jim. Le garçon est d’abord charmé par ce marin expérimenté. Mais il va revoir sa position lorsque Jim et Anne entament une liaison…

Pour un public un tant soit peu cinéphile, Kris Kristofferson restera celui qui endossa les traits de Billy the Kid pour Sam Peckinpah et de James Averill pour Michael Cimino dans La Porte du Paradis. Mais la carrière de cet acteur ne s’arrête pas à ces deux rôles, certes prestigieux, puisqu’elle s’étend sur près de cinq décennies. L’homme n’a pas hésité à participer à des projets moins prestigieux, ce qui ne l’a jamais cependant de s’investir complètement. Et parmi la multitude de films auxquels il prit part, on retrouve quelques pépites indépendantes telles que Lone star ou encore Le Marin qui abandonna la mer.

Adaptation d’un roman de l’écrivain japonais Yukio Mishima, Le Marin qui abandonna la mer est le fruit du travail de Lewis John Carlino, un honnête scénariste qui passa à cette occasion pour la première fois derrière la caméra. Un baptême du feu délicat, tant le récit orignal reposait sur un substrat sulfureux et dérangeant. À l’arrivée, il faut admettre que Lewis John Carlino s’en tirera plus qu’avec les honneurs avec ce long-métrage. Et, outre la présence de Kris Kristofferson, ses partenaires Sarah Miles et Jonathan Kahn y sont beaucoup dans cette réussite.

Idylle trouble

Pourtant, certains éléments ne jouent pas en la faveur du travail du cinéaste, à commencer par la romance amorcée entre les personnages incarnés par Kris Kristofferson et Sarah Miles (Jim et Anne). Le couplet consacré à la veuve éplorée et esseulée ou le portrait du marin qui cherche une raison de vivre n’ont rien d’original a priori et la façon dont Carlino déploie son dispositif (surtout lorsqu’il s’attarde sur Anne) n’émeut pas… jusqu’au moment où il saupoudre le tout d’un parfum érotique à même de déranger les puritains d’hier… et d’aujourd’hui.

Qui plus est, le metteur en scène redonne de l’intérêt à cette bluette enrobée d’une guimauve insupportable dès qu’il inocule le malaise en ajoutant un élément inattendu. Le jeune Jonathan se transforme en voyeur malsain et n’aurait pas déplu ainsi à Michael Powell. L’adolescent n’hésite pas à épier les ébats entre sa mère et son amant, non pas par vice ou par fantasme, mais plutôt pour satisfaire une curiosité maladive. On comprend alors que dans sa démarche naturaliste primitive, il est prêt à tout pour décortiquer la pureté des sentiments, même au pire.

Du poison dans les veines

Carlino élabore une étude de caractère fascinante à travers Jonathan, facilité, il est vrai par le talent de son interprète Jonathan Kahn. Mi-ange, mi-démon, le protagoniste, ambivalent, s’adonne à un jeu dangereux, intrigue et exaspère par son comportement. Sous son attitude policée se dissimule un tempérament explosif (un poil trop illustré quand il met sa chambre à sac au début du long-métrage). Quant à son approche brillante, mais amorale, des sentiments, des relations sociales ou de la vie en général, elle relève d’une pureté ingénue presque infantile qui finit par conduire fatalement à des décisions extrêmes.

Et puis il y a le Chef, autre personnage charismatique, séduisant en diable, trop mature, trop intelligent, trop cynique pour son âge, le parfait névrosé qui va amener Jonathan à commettre l’irréparable. On découvre au fur et à mesure sa conception psychotique de l’existence, mais également la cruauté dont il peut faire preuve, notamment lorsqu’il disséquera vivant son propre animal de compagnie. Cette scène éprouvante symbolise à elle seule cette volonté jusqu’au-boutiste qui animera les membres de la bande durant la conclusion.

Perfectionnisme toxique

Car pour Jonathan, seul importe cette certaine idée de la perfection, cette quête d’un ordre bien établi, selon ses rêves et ses principes, auxquels nul ne doit déroger. Si Carlino appuie trop lourdement sur sa vision idéale du marin et de son environnement (Jim ne doit vivre que par et pour son navire), il excelle en revanche quand il évoque de manière sibylline sa conception de la famille et de la loyauté, notamment envers le Chef (et en dépit de sa posture tyrannique). Au-delà du bien et du mal, le quotidien ou les décisions d’importance ne peuvent être régis que par une logique bien précise, immuable.

On peut alors s’interroger à juste titre sur les sous-entendus disséminés par le réalisateur. Désire-t-il s’affranchir des fondements rigides qui définissaient le cinéma jusque là, au cœur d’une période où le Nouvel Hollywood remettait tout en question ? Si les Stanley Kubrick, Sergio Leone et Francis Ford Coppola s’y employaient, pourquoi pas lui… à son échelle évidemment. Quoi qu’il en soit, l’utilisation de l’horreur sous-jacente durant certaines séquences doit plus à l’art d’un Anthony Mann qu’à celui de Stanley Kubrick…

Œuvre féroce et retorse à défaut d’être totalement aboutie, Le Marin qui abandonna la mer se pose en récit glaçant et déstabilisant, efficace malgré les lacunes qui entachent la partition de son auteur. Bien avant le diabolique Damien de La Malédiction, Jonathan personnifiait un mal juvénile crédible à l’écran.

François Verstraete

Film britannique de Lewis John Carlino avec Kris Kristofferson, Sarah Miles, Jonathan Kahn. Durée 1h45. Disponible en DVD/Blu-Ray aux éditions Carlotta.

Laisser un commentaire