Le soldat inconnu vivant, une victime oubliée de la Grande Guerre

Touche-à-tout

Jean-Yves Le Naour est, avec Stéphane Audoin-Rouzeau, un des grands spécialistes français de la Grande Guerre. On lui doit ainsi un magnum opus où il a consacré un volume à chaque année du conflit, récemment réédité par Perrin. Il s’est aussi écarté de son domaine de prédilection, écrivant une Histoire de l’abolition de la peine de mort (Perrin, 2011) ou une Histoire de l’avortement avec Catherine Valenti (Seuil, 2003). Le soldat inconnu vivant, déjà publié chez Hachette en 2002, lui fournit l’occasion de revenir sur une affaire qui défraya la chronique durant l’entre-deux guerres, celle d’Anthelme Mangin. Le deuil des familles est au cœur de ce livre.

Une énigme vivante

Prisonniers devenus fous ou déments faisaient l’objet d’échange entre l’Allemagne et la France, via la Suisse. Le 1er février 1918, un soldat inconnu et errant est découvert sur le quai de la gare de Lyon-Brotteaux. Il paraît amnésique et n’a pas de nom :

Rien ne distingue le “pauvre poilu”. Ses poches sont vides, il n’a aucun papier et a perdu sa plaque militaire d’identité. De même cela fait bien longtemps que le numéro de son régiment s’est arraché de sa capote défraîchie. Seul un briquet, fabriqué avec une douille de mauser, sera retiré de la fouille de ses affaires, autant dire aucun indice car tous les soldats, ou peu s’en faut, sont en possession de ce genre d’objets. »

Baptisé Mangin faute de mieux, le pauvre hère est envoyé à l’asile de Bron. Puis à Rodez. Il est plutôt calme, ne se rebelle jamais. Il devient célèbre lorsque son signalement est diffusé via la presse au début des années 20.

Des familles dont le deuil ne finit jamais

Au moins 300 000 soldats sont portés disparus durant la Grande Guerre. Certains corps sont retrouvés dans les années qui suivent 1918 mais pas tous. Pour les familles, c’est un fils, un frère, un mari dont on est sans nouvelles depuis des années. De plus, officiellement, ces disparus ne sont pas morts et le deuil est impossible à faire pour beaucoup de familles. Lorsque paraît le signalement de Mangin, énormément de gens croient reconnaître leur parent disparu. Le défilé des familles hypothétiques commence à l’asile de Rodez, sous la surveillance du directeur Fenayrou.

Ici, Jean-Yves Le Naour nous raconte une histoire tragique, impliquant des familles endeuillées et meurtries, vouloir identifier en Mangin leur cher disparu. Cela relève presque de la psychose collective quand les preuves s’accumulent au mitan des années 30 : Anthelme Mangin serait en réalité Octave Félicien Monjoin. Peu importe pour tous ces gens qui s’accrochent à leurs fols espoirs… Pour autant, Mangin/Monjoin ne retrouvera jamais sa famille, à cause d’une procédure menée auprès de la cour de la cassation par une femme qui continue de voir en lui son mari disparu… le fou mourra en 1942.

Voici une sombre histoire de deuil, d’homme et de familles brisés par cette guerre que rapporte avec brio Jean-Yves Le Naour. On ne le referme pas sans entamer une méditation profonde sur la nature et les émotions humaines…

Sylvain Bonnet

Jean-Yves Le Naour, Le Soldat inconnu vivant, Fayard, août 2018, 224 pages, 19,50 eur

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