Le temps des livres est passé

Quand tout l’Internet de la critique littéraire bruisse de mille voix, difficile de faire son propre chemin. Entre les modestes qui se vouent à présenter des livres (ici même, par exemple) et ceux qui se gobergent et exposent le néant de leurs vanités, demeure un lieu rare, riche et profond : le Stalker — Dissection du cadavre de la littérature. C’est sous l’égide de Tarkovski que Juan Asensio a installé son campement où il donne à lire ce que l’esprit bloyen pourrait souffler sur le monde : la saine rage et l’enrichissante colère. Boutant le plus loin possible les usages universitaires, Asensio écrase les veules et met en lumière comme personne de rares pépites littéraires. Si, comme il intitule le recueil de ses articles que l’on va présenter, le temps des livres est passé, c’est qu’il est question d’un temps où les livres étaient des moments fondateurs de la société, voire de la civilisation, et non pas simplement des éléments d’un « plan com. » plus large, des petits miroirs à la vanité du plus grand nombre.

« … si le seul intérêt de ce livre est d’en faire découvrir d’autres… »

Fouillant dans l’organique même des textes, Asensio organise sont travail en quatre grande rubriques : la parole viciée, monstres, cratères, célébrations. Chacune de ces sections regorge de curiosités et d’intelligence. Chacune est un appel à considérablement revoir la composition de sa propre bibliothèque. Chacune est une longue et douloureuse plainte contre la médiocrité des temps.

Combien de grands livres ai-je découvert grâce à l’enthousiasme de Juan Asensio, moi qui prétends savoir déjà ! Je lui dois d’avoir partiellement comblé l’immensité de mon inculture par la découverte de Robert Penn Warren, Roberto Bolaño, Laszlo Krasznahorkai, Malcolm Lowry, Arthur Machen, et quelques autres. Je lui dois aussi d’avoir relu et reconsidéré quelques œuvres déjà fréquentées, comme si la lumière sous laquelle Juan Asensio les orientait les faisait apparaître neuves. Car il a cette capacité d’emporter son lecteur dans les plus grandes précisions sans jamais le perdre. Car malgré ses phrases pantagruéliques c’est toujours au texte, et rien qu’au texte, qu’Asensio se réfère. Et le flot de sa parole nous emporte ! C’est une discussion entre lui et les livres auquel on assiste, fasciné.

Asensio travaille de manière simple : il lit les textes ! les relit, s’en nourrit, les fait siens au point d’en comprendre la nature profonde. C’est toujours du texte qu’il part et c’est au texte qu’il revient. Et, quand il dénoue les fils de l’histoire littéraire, alors il tisse des liens entre auteurs, entre romans, souvent de manière totalement neuve. Et c’est alors un moment étonnant et riche de voir s’organiser ces conversations entre auteurs qu’Asensio découvre et justifie.

un parti pris électif

Pour qui suit le travail d’Asensio depuis des années, on s’étonnera peut-être que ses célèbres rages soient absentes de ce recueil. Qu’elles nous faisaient rire pourtant ces mises à mort, ces agonies lentes et qui ne châtiaient jamais son vocabulaire pour laisser s’exprimer tout le mépris envers ces fausses gloires que la presse impose aux lecteurs moins attentifs.

Ne sont présents que ses exercices d’admiration. Ce parti pris constructif désigne bien Le Temps des livres est passé comme le sublime réservoir où puiser de nombreuses heures de lecture, entre Edgar Allan Poe, Cormac McCarthy, Max Picard, Karl Kraus, Ernst Jünger, Joseph Conrad, Carlos Fuentes et de nombreux autres.

Il faut prendre le temps d’appréhender cet immense travail de lecteur, comme la marque d’un amour indéfectible, qu’est Le Temps des livres est passé. L’amour des livres, comme l’avait avant lui Maurice Blanchot, par exemple. L’amour des livres, comme seule vérité.

Loïc Di Stefano

Juan Asensio, Le Temps des livres est passé, préface de Pierre Mari, Les Editions Ovadia, « les Carrefours de l’être », mai 2019, 655 pages, 35 eur

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