Lovecraft Country de Matt Ruff : l’enfer c’est VRAIMENT les autres !

Croisement improbable des Pulps weird des 50’s et d’un James Baldwin militant, Lovecraft Country de Matt Ruff surprend !

illustration Jarrod Taylor

Heureuse initiative des Éditions Presses-de-la-cité de traduire Lovecraft Country, le nouvel opus de Matt Ruff. Si on connait bien cet auteur en France, c’est par ses incursions réussies dans les littératures de genres. SF, Thriller, en mode parodies. Aux décalages complexes et, in fine, hommages aux sources des univers explorés. Ses précédents titres nous ont souvent régalé. Nous vous recommandons, impétrant lecteur, d’y jeter derechef vos œils, sans en omettre un seul. La Proie des âmes (thriller déjanté et transmigration des esprits !), Bad Monkeys (polar dickien et très « 12 singes ») et Un requin sous la lune (mix SF de l’IGH de Ballard, revu par Neal Stephenson mais dialogué par Robert Sheckley).

Le polar, en Christopher Moore, avait son maître contemporain ès parodies. Rejeton assumé des classiques La Bouffe est chouette à Fatchakulla du météorique Ned Crabb, ou de l’iconique La Nuit du Jabberwock de Fred Brown. Mais en SFF, on attendait encore celui qui serait capable, comme ce dernier, de mixer les univers pulps. SF, Thriller, fantastique et horreur en un hommage réussi. Et plutôt que les ambiances serious games d’une Joyce Carol Oates — j’en parle ici, transmettre plaisir et références au lecteur avec une vraie histoire. En Europe, l’espagnole Laura Fernández, nous a rassuré (lire son dernier roman Connerland) quant à la SF brindezingue, mais aux States ? Ecce Matt Ruff !

Racines en mode KKK + weird tales

D’abord campons le décor. Nous sommes en 1954. Atticus Turner, est un GI noir de retour de la guerre de Corée. Alarmé par une lettre de son père Montrose, il part de Floride où il était cantonné, pour revenir dans sa communauté noire de Chicago. Constatant la disparition de son père, il se décide à partir sur ses traces dans le sud raciste et occulte. Un voyage vers les origines de sa lignée qu’il entreprend avec son oncle George et son amie Letitia. Un voyage périlleux. Aux risques réels aussi dangereux que les pratiques ésotériques des sociétés sécrètes rencontrées. Et la cruauté de la société ségrégationniste US, pré-droits civiques, est aussi l’un des versants les plus féroces du roman. Et sans doute, l’un des plus réussi !

Mais pour naviguer en territoire « ennemi », rien de mieux que le guide édité, justement, par la petite entreprise familiale : le guide du voyage serein à l’usage des noirs, édition de l’été 1954. Inspiré du réel Negro Green Book for motorist, ce guide permit à nombre de personnes de la communauté noire des USA de pouvoir voyager à travers leur propre territoire en relative sécurité. Le magnifique film The Green Book, en 2018 (bande annonce en fin d’article), a permis de redécouvrir cette triste réalité. Car les lois Jim Crow, souvent citées dans le livre, règnent en maître dans une grande partie du pays. Un maître cruel. Où la ségrégation pourrit littéralement la vie et la survie des familles noires. Et le mot nègre, jeté à la face de ces citoyens de seconde zone, n’est parfois que la partie la moins violente des réactions quotidiennes à laquelle ils sont confrontés.

Kilomètre « Jim Crow » : Unité de mesure propre aux automobilistes noirs, combinant la distance physique et divers épisodes de panique, de paranoïa, de colère et d’outrage. Sa nature variable empêche de calculer précisément la durée d’un trajet, et sa brutalité fait planer un risque permanent sur la santé mentale et physique du voyageur.

guide du voyageur serein à l’usage des noirs, été 1954, p9

Au pays de Lovecraft

Donc, il faudra six étapes, six chapitres et six histoires, aux six personnages principaux du livre, pour construire l’ensemble de la toile qui compose la carte de Lovecraft Country. Et la première de ces étapes, justement titrée “au pays de Lovecraft”, est déterminante. Le trio familial rejoint le comté d’Ardham, qui, à une lettre près, est un pied de nez à la célèbre Arkham. La maison d’édition de Lovecraft. Atticus et son oncle George, grands lecteurs de pulps et amateurs éclairés des genres imaginaires, relèvent évidemment l’étrange coïncidence.

Lovecraft Country Massachusetts

S’il existe bien, dans l’exégèse des spécialistes de la geste Lovecraftienne, un Lovecraft Country, appelé aussi Miskatonic County, imaginaire mais très détaillé, ici, le territoire de cette première aventure est ultra réaliste. En fait, l’un de ces nombreux comtés sudistes, maillage de sundown cities, aussi conservatrices que prédatrices. Méfiantes, recluses. Repliées sur leurs préjugés centenaires. Inaptes à toutes évolutions. Dangereuses pour l’étranger, mais pas insensibles à l’étrange.

À Ardham, donc, est bati le manoir des Braithwhite. Une dynastie, blanche forcément, remontant à l’origine de la constitution des états dits unis d’Amérique. À l’origine d’une confrérie secrète qui prône la philosophie naturelle. Métaphore sibylline pour magie, occultisme et rituels ésotériques. L’ordre adamite de l’aube ancienne. Ça claque !

Guerre de succession et guerre de sécession

Mais pour atteindre cette destination mystérieuse, traverser les villages environnants se révèle tout aussi dangereux. Poursuite, chasse à l’homme, arrestation inique, tabassage ou lynchage sont autant d’obstacles concrets à éviter. Avec des shérifs omnipotents, des commerçants délateurs et des paysans snipers.

Cependant, passée la Shadow brook river, Ardham se révèle être un étrange pays. À la fois, havre de protection pour nos voyageurs, même noirs, et voyage dans le passé avec ses villageois blancs archaïques. Mix improbable de mormons et de serfs féodaux. En fait, la vraie surprise, est l’accueil royal réservé à Atticus Turner. Traité comme un fils prodigue, au statut quasi-princier. Chapeauté par Caleb Braithwhite, le fils du maître des lieux, il devra rapidement dénouer les fils de la nasse qui se resserre bien vite sur lui. Car la confrérie a convoqué le ban et l’arrière ban de l’ordre pour un événement mystérieux et un rituel déterminant !

Montrose, le père d’Atticus, lui avait bien dit dans sa lettre. Les origines troubles de la lignée de sa mère, ont enfin trouvé une réponse. Ici à Ardham. Car il est, en effet, l’héritier bâtard et métissé du fondateur du culte sectaire des adamites. Descendant, par des amours ancillaires honnis, de Titus, le plus puissant mage de l’Histoire de la société secrète. Et son sang, plus que sa personne, attire la convoitise des barons de l’ordre et de son maître. Un réceptacle propitiatoire à toujours plus de pouvoirs occultes ! Jusqu’à bouleverser même la destinée de la dynastie des Braithwhite. et celle de la famille Turner et de leurs affidés. Dès lors, de révolution de palais en rituel cataclysmique, de fuites en coups de théâtre très pulps, le récit explose en tous sens à notre plus grand plaisir !

Voyage au pays des monstres, un Stranger Things en noir et blanc

Ensuite, les cinq chapitres suivants, “Rêves dans la maison ensorcelée” (Letitia devient propriétaire…d’une maison hantée), “le livre d’Abdullah” (un manuscrit occulte caché dans une autre dimension…dans la bibliothèque municipale !), “Hyppolyta dérange l’univers” (un observatoire astronomique donnant sur…des univers parallèles), “Jekyll dans Hyde Park” (Ruby, noire, devenant Hilary la blanche) et “Horace et la poupée diabolique” (junior subit un sort digne de Chucky !), mettront en scène différents membres de la famille Turner/Berry aux prises avec Caleb Braithwhite et ses acolytes. De Chicago à l’autre bout de l’univers, des rayons d’une bibliothèque aux caves d’une demeure hantée, du grenier d’une église (la scène du jeu de rôle improvisé par les gamins !) au cimetière ouvrant sur une quatrième dimension, toute la panoplie pulp est là !

Car le tour de force de Lovecraft Country est de mêler forme et fond. De nous balader sans coup férir, dans les archétypes iconiques du genre, les références explicites (nombre de livres traînent réellement dans le récit Les chroniques martiennes de Bradbury, le cycle de Mars de E.R. Burroughs etc…) ou non. En un jeu où s’intriquent subtilement histoires et Histoire. Mais, c’est un juste retour du destin et l’un des paradoxes sans doute de l’ouvrage.

Mieux qu’un hommage

En rendant un hommage appuyé aux pulps, à la littérature populaire, Lovecraft Country de Matt Ruff nous donne aussi à voir une lente renaissance de la communauté noire, à sa revanche sur les affres de l’Histoire américaine (les émeutes de Tulsa sont décrites in vivo dans le livre). Il instruit aussi, avec une charge critique certaine, un procès par contraste, contre une vision uniquement blanche de l’Histoire littéraire US, chère au grand peintre de l’afro-amérique : James Baldwin. À ce paradoxe évoqué plus haut, que Lovecraft, le milieu éditorial de l’époque, les textes eux-mêmes, étaient amplis de préjugés, ségrégués, hiérarchisés racialement.

Matt Ruff, écrivain blanc, nous permet alors ce renversement proprement fantastique. Par une entrée au départ anodine, la pulp’culture, assister à une résistance, à une prise de conscience. Ces petites victoires qui permettront de gagner, un temps, des combats plus connus et plus âpres : l’instauration de droits civiques aux USA une décennie plus tard. Où nul n’est censé être l’étranger en terre étrangère, où la couleur de peau, n’est plus, comme sur Barsoom/Mars, le symbole d’une race, d’une caste, d’un privilège, ni un motif de guerre civile. Utopie, Science-Fiction, Horreur ? En ces temps d’Amérique Trumpienne rétrograde, la question reste posée et l’aborder dans un roman populaire est extrêmement légitime. Voire même couillu !

Révérence et chapeau bas, Monsieur !

Marc-Olivier Amblard

Matt Ruff, Lovecraft Country, Presses-de-la-cité, traduit de l’anglais (USA) par Laurent Philibert-Caillat, mars 2019, 491 pages, 22 eur

En bonus, la bande annonce de The Green Book :

Une réflexion sur “Lovecraft Country de Matt Ruff : l’enfer c’est VRAIMENT les autres !

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