Les Ailes du désir de Wim Wenders, touché par la grâce

Des anges passent leur temps auprès des humains et sont capables de percevoir leurs pensées les plus intimes. Invisibles auprès des mortels, ils déambulent en plein Berlin jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’éprenne d’une trapéziste.

Existe-t-il encore un lieu chargé d’Histoire, dont le décor n’ait pas été défiguré par les affres de la modernité ? Cette place permet-elle aux individus de donner libre cours à leurs émotions, leurs sentiments ? Peuvent-ils rêver, aspirer à un meilleur avenir ou doivent-ils sombrer dans le désespoir ? Pour Wim Wenders cet endroit se situait à Berlin, symbole des divisions de la Guerre froide, en cette année 1987. Et lorsque sa caméra se posa sur la ville et ses habitants, un long-métrage singulier se dessina, habillé avec une poésie aussi évanescente que les êtres célestes qui le traversaient.

Dédié à Ozu, Truffaut et Wajda, Les Ailes du désir fut récompensé par le prix de la mise en scène au Festival de Cannes (Wim Wenders avait d’ailleurs remporté la Palme d’or trois ans plus tôt, pour Paris, Texas). Avec ce film, il s’essaya à un champ d’expérimentations risquées (comme cette symbolique primaire, mais efficace opposant le noir et blanc et la couleur) afin de parler de la solitude au sein d’une cité mythique, alors que, sans le savoir, des bouleversements majeurs se profilaient à l’horizon. Et au milieu de ce tableau naturaliste trônait une fausse caricature des écrits bibliques.

Certains pointèrent du doigt cet objet non identifié aux contours jugés irrévérencieux. Pourtant, au-delà du culot affiché, Les Ailes du désir s’érigeait en profession de foi de la part de son auteur, témoin, tout comme ses protagonistes, de la drôle d’époque vécue par une ville et ses occupants.

Berlin, ville ouverte

Des anges, juchés sur l’épaule de la statue de Siegessäule, scrutent avec minutie les faits et gestes des individus qui composent l’une des villes les plus célèbres d’Europe. Encore ancrée dans la Guerre froide, frappée par la séparation du Mur, Berlin porte encore les stigmates du conflit dévastateur qui a ravagé le monde quarante ans auparavant. D’ailleurs, Wim Wenders n’élude rien et endosse quelque part, la responsabilité de ces pairs, notamment lorsqu’il évoque par le biais d’un tournage, le génocide orchestrée par la nation et le cynisme adopté alors par ses compatriotes. Mais en dépit de ses pêchés d’antan et des difficultés du présent liées à une lourde réalité géopolitique, Berlin reste Berlin. Et Wim Wenders s’emploie à la décrire avec un mélange de froideur, de mélancolie et de tendresse.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que la capitale allemande s’éloigne des clichés usuels associés aux mégalopoles américaines ou à la fibre artistique de Paris ou des enclaves italiennes. Un brin cosmopolite, elle rassemble en son sein une pléiade d’individus pas encore piégés par la fourmilière humaine existante déjà à Tokyo et à New York. Le cinéaste ne s’attarde pas sur la métamorphose physique de l’urbanisme, mais plutôt autour de l’architecture traditionnelle, aux rues banalisées et aux murs de pierre, avec, dans chaque recoin, un restaurateur ambulant et ses quelques habitués. Chez Wim Wenders, le visage de Berlin s’affranchit des poncifs, ce, pour mieux renaître a priori sous sa forme élémentaire, la plus proche de la vérité.

Vacarme de l’esprit

Et en son sein, les pensées des uns et des autres vagabondent, tumulte incessant pour ceux qui parviennent à les percevoir au quotidien. L’une des scènes les plus frappantes du long-métrage relate le suicide d’un jeune homme ; malgré le réconfort d’un ange, ses tendances morbides l’emportent et l’incitent au pire. Durant ces moments d’une infinie tristesse, Les Ailes du désir touche notre inconscient, prend aux tripes, émeut sans verser dans une ostentation plus que de raison. La prépondérance lyrique de l’œuvre est alors véhiculée par quelques mots, susurrés par l’esprit et le spectateur s’empare dès lors de l’âme de ces personnages de fortune.

Or, le dispositif de Wim Wenders fonctionne car il se concentre surtout sur l’inconnu dans la rue ou dans une bibliothèque. La conscience collective retranscrite se métamorphose en véritable miroir dans lequel se reflètent notre essence spirituelle. Le brouhaha informe se dilue pour préciser les convictions, les ambitions, peurs et volontés de chacun. Le réalisateur saisit pleinement non seulement la complexité fragile de l’environnement, mais capte aussi la solitude de ceux et celles qui évoluent dans ce décor, ce à travers le regard d’observateurs touchés par la grâce de ces êtres jugés primitifs. Les ultimes mots d’un accidenté résonnent comme un vacarme plaintif alors que la quête d’une femme rejoint celle de son gardien.  

Seuls les anges ont des ailes

Considéré comme blasphématoire, Les Ailes du désir ne racontent pas une déchéance, mais plutôt une ascension inversée, avec à la clé, la découverte de l’Humanité. Damiel imite le Christ en s’incarnant dans un corps de chair et de sang, lui aussi par amour, mais plus par désir que par altruisme désintéressé. Voilà pourquoi le long-métrage fascine autant dans sa démonstration, brillante et audacieuse, car elle refuse les compromis, sans jamais trahir les convictions du cinéaste (à l’image de La Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese). Le procédé employé trouve sa pleine mesure à travers le personnage de Peter Falk (qui endosse à la base son propre rôle et plus encore). L’acteur en profite pour s’exercer à l’autodérision et regrette ainsi d’être assimilé à Columbo (ah comment omettre sa prestation chez John Cassavetes ?).

Dès qu’il s’adresse à son interlocuteur imaginaire, l’incompréhension nous gagne et Wim Wenders parvient, avec cette astuce simplissime, à relier deux êtres à l’écran, issus logiquement, de deux mondes différents. L’effondrement de Babel prend alors fin et le réalisateur revendique le vieux rêve de communion universelle. Il entretient d’ailleurs ce fol espoir à travers la relation entre Marion et Damiel ; ou comment l’étreinte chaleureuse et réconfortante d’un compagnon fantomatique évolue en rencontre née du hasard ou orchestrée par les dieux… qui sait !

Ode fantastique dans tous les sens du terme, Les Ailes du désir ne subjugue jamais autant que lorsqu’ il joint tous les morceaux d’un monde décomposé au sein duquel errent des vagabonds en perdition. En chemin, Wim Wenders offrira une porte de salut au public par le seul langage qu’il maîtrise, celui du septième art, accouchant au passage d’un film qui doute, le rendant d’autant plus précieux.

François Verstraete

Film allemand de Wim Wenders avec Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Otto Sander, Peter Falk. Durée 2h09. 1987. Disponible en blu-ray aux Éditions Carlotta.

Laisser un commentaire