L’homme en rouge de Julian Barnes
L’homme en rouge sur la couverture du livre de poche c’est le docteur Samuel Pozzi – célèbre gynécologue et chirurgien de la Belle Époque. Né à Bergerac, dans une famille ci-devant lombarde et toujours protestante, le beau Samuel fut l’ami et peut-être l’amant de Sarah Bernhardt qui lui donnait le nom de docteur Dieu quand d’autres préféraient celui d’Amour Médecin, en anglais doctor Love. Il fut aussi le médicastre attitré du grand monde, détenteur des secrets de Marcel Proust, de Dumas fils, Anatole France, Jean Lorrain, des Rothschild …. Hélas pour lui, aussi, un des matériaux composites du sot docteur Cottard, évanoui en partie avec ce que l’époque comptait de gloires subites, furtives comme éternelles.
Trilingue, ami des Arts et des Lettres, don Juan, ce père de famille malheureux engendra, rare prodige, une fille désormais plus célèbre qu’un père honoré, en son temps, d’obsèques nationales.
De lui, n’était, sic transit gloriae mundi, demeuré, avant la parution du livre de Barnes, qu’une pince chirurgicale dite pince Pozzi et un nom offert à l’hôpital de sa ville natale. Du prince de Paris à la pince, une lettre… Catherine Pozzi, aussi laide que son père était beau, fut, poétesse, diariste, nouvelliste, une sorte de génie, aussi huit ans durant, une des maîtresses de Paul Valéry, et son journal, une des nombreuses preuves de l’extrême sécheresse du cœur de Monsieur Teste.
En couverture du livre de poche donc Pozzi saisi en robe d’intérieur rouge par John Sergent, en 1881 : quatre ans avant une virée de shopping intellectuel et décoratif, effectuée en compagnie du marquis de Polignac et du comte Robert de Montesquiou – deux authentiques aristocrates de fort ancienne lignée :
Le comte avait pour ancêtre d’Artagnan, le mousquetaire et son grand-père avait été un aide de camp de Napoléon. Le grand-père du Prince avait été une amie proche de Marie-Antoinette ; son père fut ministre d’État dans le gouvernement de Charles X, et l’auteur des ordonnances de Saint-Cloud dont l’absolutisme déclencha la révolution de juillet 1830 ….
L’un était professeur de beauté et poète, l’autre musicien et mécène, selon Proust : un donjon désaffecté qu’on aurait aménagé en bibliothèque.
Du bref séjour londonien de ce trio curieusement assorti, l’éminent romancier et critique Julian Barnes, fabrique, en guise de biographie des années folles, une sorte de gigantesque boîte de Vache qui rit, dont chaque triangle déployé se fait histoire dans l’histoire, une manière d’avers de la Recherche du Temps perdu.
Pour Barnes, l’occasion d’une réflexion d’une très rare subtilité, consacrée à l’intéressante question des apports des Lettres anglaises aux Lettres françaises et retour, en cette période désignée non sans quelque ironie par l’euphémisme Belle-Époque, achevée – est-il besoin de le rappeler ? – dans le sang et la boue du Chemin des Dames, sur les fronts de la Somme et auxDardanelles et pour le chirurgien Samuel Pozzi, par son assassinat par un certain monsieur Machu – pas Michu -, simple menuisier, opéré du scrotum et pour ceci réduit à l’impuissance, qui avant de se suicider, s’en vengea sur son praticien. Seul un Pierre Boutang, spécialiste de Catherine Pozzi, en laquelle il verra la dernière platonicienne de son temps, y verra un complot.
Apostille à De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, d’un dandy britannique, le livre de Barnes prouve, s’il en était encore nécessité, comme :
L’art survit au caprice individuel, à l’orgueil familial, aux conventions sociales ; l’art a toujours le temps de son côté .
Longtemps, la postérité s’était détournée de Pozzi, humilié et ridiculisé en Cottard avant que Barnes ne vint. Semblable mésaventure, du fait du même Proust, advint au mirliflore et extravagant comte de Montesquiou. La gloire, parfois, a pour prix la méchanceté, chose assez distrayante si l’on songe au cas que faisait Marcel de la bonté de ses mère et grand-mère.
Une autre affaire.
Pourtant, c’est là l’admirable rythme de pensées – à sauts et à gambades – où nous convie ce non moins admirable ouvrage- boîte de fromages, vache qui rit ou camembert, qui ne cesse de se mettre en abyme.
La vie du médecin numismate, bibliophile et collectionneur d’art, Samuel Pozzi, selon Barnes, aurait le pouvoir de déplier une époque et de faire de l’œuvre du peintre mondain, John Sargent, la préfiguration de la Grande boucherie, par la conversion temporelle d’un rideau de théâtre cramoisi en vieilles toiles rouge-abattoir. En effet, sur le fond du tableau grenat, comme sur le carmin de la veste d’intérieur, une main se détache, la longue et fine main du beau chirurgien aux yeux clairs et à la sombre chevelure, en tous points opposée à la main, qu’on a coutume de dire main de boucher, comme une habile manière de dire l’impuissance du raffinement, du dandysme ou mirliflorisme, de l’esprit des Lettres et des Sciences, à juguler la folie meurtrière et à conserver, hermétiquement closes, les portes de la guerre, qui éternellement béent, métamorphosant toujours champ d’honneur mondain en champ d’honneur militaire, salons en ruines, donjuanisme en bestialité, toute chair rose et pâle en charpie et le défunt en croquis, vile silhouette résumée à quelques biographèmes rédigés à la hâte par des Indifférents qui, de l’original, ne savent rien ou si peu.
Ce livre – ovni en sa forme encyclopédique, que n’eût pas renié un Georges Perec – est une manière de chef-d’œuvre.
Barnes, après Nabokov et tant d’autres, part du constat qu’il est tout à fait impossible de composer aucune biographie fiable de quiconque. En effet, si rien ne meurt tout à fait, beaucoup meurt avec chacun de nous… Jamais nous ne saurons si La Divine fut vraiment la maîtresse du docteur Dieu ou si celui-ci fut un de ses flirts et amis, comme nous ne saurons jamais l’exacte valeur humaine de Montesquiou, évanouie, égorgée dans les hyperboles de Huysmans et la violence de Proust. De la même manière, nous ignorerons toujours ce qui fit, dès la première nuit, échouer le mariage Pozzi, découvrant à Catherine cette inouïe capacité de souffrance qui fit d’elle, Peau d’âme, le poète et la femme de Lettres qu’elle devint et demeure. Aussi – vices privés et vertus publiques – quid de l’exact lien violent, quasi incestueux, que cet humaniste entretint avec sa très étrange enfant ? Les exemples abondent et Amos Oz, après J. D. Salinger et Roger Nimier, se sont vus, par leurs filles, accusés de mille turpitudes. Peu de grands géniteurs pour les filles d’hommes célèbres !
Du passé, selon Barnes, les auteurs fabriquent des vignettes assez semblables à ces images des célébrités du jour, que la maison Félix Potin proposait avec ses produits hier de luxe au seuil de l’ère de la grande distribution. Les footballeurs aujourd’hui ont remplacé les Pozzi et les divas de jadis mais l’idée demeure où la notoriété désormais se mesure en chiffres et en nombre, la quantité se substitue à la qualité et l’avoir à l’être. Cela a un beau nom, ça s’appelle la Modernité et post où déjà le nombre de clics, de Like, de Love, de cœurs et autres émoticônes en bas d’un post, importe davantage que le contenu du message ou de l’œuvre. Où le siècle du sacre de l’écrivain fut aussi celui qui vit s’ériger ce cénotaphe affreux que notre siècle emplira.
À partir de ces visages, biographes et rapporteurs tentent tous autant qu’ils sont, chacun selon sa sensibilité et ses moyens, de s’atteler en vain au puzzle du Bartlebooth de La vie mode d’emploi et tous ces fragments, loin de constituer un tout cohérent, permettent au lecteur de Barnes d’assister à la métamorphose de la Littérature : voir le salon des Précieuses et la solitude des Dames anglaises, en leurs terribles landes et non moins sinistres campagnes, se réfugier au lieu le plus cruel et le moins intime qui se puisse, les salons de Paris et ce, sans doute, depuis que Brummell et Wilde vinrent, outre-Manche, achever leurs tristes destinées qui à Paris, rue des Beaux-Arts et qui, à Caen, en l’hôpital du Bon Sauveur, convaincu de démence syphilitique.
De Paris comme terminus ad quem de l’effort littéraire européen, avec ses habitudes de ruelles de Versailles, conservées contre vents et marées, en dépit des révolutions et des guerres. En être ou ne pas en être. Des ravages du snobisme sur les âmes si ce ne sont les productions.
En arrière-plan, un visage, celui d’Henry James, qui offrit à notre trio français deux jours de promenades et de causeries dans Londres comme l’antithèse absolue de la vie littéraire parisienne :
Henry James, pour eux, fut un hôte assidu. Il déclara avoir trouvé Montesquiou “curieux mais léger” et Pozzi “ charmant” ( Polignac semble être passé inaperçu ). Il les invita à dîner au Reform club, où il les présenta à Whistler, auquel Montesquiou allait devenir très attaché. James fit aussi en sorte qu’ils puissent voir la Chambre des Paons de Whistler dans la maison du grand armateur Leyland. Mais au moment prévu, Pozzi avait été rappelé à Paris par un télégramme de l’épouse d’un de ses clients célèbres, Alexandre Dumas fils.
Avant de quitter son hôtel, le chirurgien passa commande à Montesquiou de trente rouleaux de tenture algue dont il ajoutait l’échantillon à commander chez Liberty et signa sa brève missive d’un snobissime :
De votre préraphaélité, votre très dévotieux ami.
tandis que James retournait à sa vie morne et sans autre horizon que celui de l’œuvre à poursuivre….
L’asexuel James, le don Juan médecin, l’homosexuel coupable et l’amant magnifique… À l’arrière-plan du livre de Barnes, un étrange bal se déroule, tenu secret et pourtant superbement mise en scène et ce d’autant plus que Wilde, Gide, Huysmans, Verlaine et quelques amazones, tour à tour flamboyantes et tristes, y paraissent, offrant au lecteur de quoi rêver, surtout composer à son tour une multitudes de monographies comme pièces d’un puzzle où le scrotum absent de monsieur Machu joue un assez galant contrepoint. Du salon des Précieuses aux virilités nouvelles et anciennes en temps de barbarie guerrière, le conte est tonifiant.
Rien de plus roboratif que de regarder, écouter un étranger nous raconter la France. Ici Barnes, relire et commenter des œuvres familières, découvrir Huysmans, Montesquiou, Proust, Zola….sous un angle nouveau. On savait Zola, pleutre et fanfaron comme sa gloire dreyfusienne, usurpée et on est ravi de le découvrir, à l’instar de Valéry dont l’abjection durant l’affaire D. nous était connue, si lâche devant l’affaire Wilde mais nous ignorions – enfin moi, je l’ignorais – le poids, qu’avait peut-être pesé l’A Rebours de Huysmans –livre proprement décadent – dans la condamnation de Wilde, étant le livre offert par Lord Wotton à Dorian Gray, détail qui mérite le focus de Barnes pour ce fait très simple que le comte de Montesquiou demeure le modèle de Jean Des Esseintes, quoiqu’il n’eût jamais assassiné de tortue en faisant incruster aucun diamants ou rubis dans sa carapace et n’ait jamais publiquement renoncé à toute vie amoureuse. Au contraire, en l’honneur de son ami disparu, le poète fera dire le 12 de chaque mois une messe par l’abbé Mugnier, le prêtre des stars d’hier et lui édifiera à Versailles un merveilleux monument de pierre blanche, surmonté d’un ange, tombeau où, pour l’éternité, demain, les deux amis reposeront anonymes.
À la fois le De l’Allemagne de Germaine de Staël et exercice perecien à visée encyclopédique, cet Homme en rouge constitue le plus ardent plaidoyer pour une certaine idée de l’Europe de la culture et le plus ardent tombeau de la Littérature des salons, désormais tombée d’abord dans la petite lucarne et engluée dans la toile du Web par effet de démultiplication clanique du snobisme à l’ère démocratique.
Barnes donne envie de revisiter l’œuvre du comte de Montesquiou, le professeur de beauté de Proust, singulier personnage de mirliflore aux fidélités remarquables, amant de l’art au point le plus extrême. Sourcier, le poète s’inclina devant le génie de Desbordes-Valmore, lui faisant, de ses deniers, édifier, en sa ville natale de Douai, une statue, aux pieds de laquelle Sarah Bernhardt, Marguerite Moreno, Lucien Guitry et tout ce que Paris comptait alors de grands diseurs, récitèrent publiquement ses poèmes. Pour cette occasion, il fit aussi composer, par ses augustes et plus heureux confrères, un volume d’hommages à celle qui, depuis lors, est avec justes raisons considérée comme la “marraine des Muses” : le poète dont les vers donnèrent à Verlaine et à Péguy l’audace d’user de l’apostrophe et de la simplicité en poésie et à Aragon, les accents congruents pour chanter Les yeux d’Elsa. Montesquiou sut encore, avant Paris, l’importance de Mallarmé et de Verlaine, en faveur duquel, en compagnie de Barrès, il quêta auprès des grands de ce monde la pension, qui permit au pauvre Lélian de ne pas mourir tout à fait avant que l’alcool ne termine le labeur du temps, révéla Debussy et Fauré… soutint encore de sa bourse et de ses relations les peintres qu’il estimait.
Montesquiou savait, en sa bonté, l’art de la fâcherie comme peu la connaissent, d’être écœuré de l’indifférence et de l’égotisme des hommes, particulièrement des hommes de Lettres. Il possédait aussi au point le plus extrême le don de l’amitié. À ses vers, parfois surannés, il semble, le temps venu, de rendre justice comme il semble important de s’intéresser à ce garçon si beau, si élégant, honteusement caricaturé en Charlus, par un disciple, ingrat comme se doit.
En lui, un je-ne-sais quoi de son ancêtre d’Artagnan sans doute – épigenèse ou pas, qu’en saurai-je ? – sera demeuré : un fragment du d’Artagnan, connu par la seule correspondance de madame de Sévigné.
Voici ce fier d’Artagnan, chef de la Garde royale, en charge d’un ennemi d’un monarque absolu sur la terre et sur l’onde. Le 5 septembre 1661, après présentation d’une lettre de cachet à Nicolas Fouquet, ci-devant surintendant des Finances royales, le Mousquetaire, en route pour Angers, fait une dernière escale à Paris. Arrivé sur le boulevard Henri IV, à la hauteur de la bibliothèque de l’Arsenal, le délicat s’écarte de trois pas pour laisser seuls, en tête à tête, une femme sous un voile et le Prisonnier. Cette femme, c’est la marquise de Sévigné. Pour la dernière fois, ils se parlent peut-être… Demain, un autre sera maître. Désormais, le jour commencera et le jour finira sans que jamais Marquise et Nicolas ne se voient.
Avec le Surintendant Nicolas Fouquet disparaît le père putatif de nos dandies futurs, coupable d’avoir offusqué le Soleil et pour cela condamné à demeurer pour jamais emmuré à l’ombre d’une forteresse. Et si, de cette ultime rencontre entre un génie des Lettres et un amant de la Beauté, permise par un gendarme au cœur chevaleresque, était né à l’avance Robert de Montesquiou, ce modèle de Boldini : mince, élégant, superbe et doué au suprême degré, incapable de séduire un peuple qui, au gracieux Fouquet, toujours préféra l’ennuyeux et l’habile bourgeois gentilhomme Colbert et Voltaire, auteur du scandaleux Siècle de Louis XIV, à l’auteure du génialissime récit du procès politique, qui vit tomber pour jamais la grâce et le génie français dans l’escarcelle d’étain de l’économe bourgeoisie d’argent. Cette même bourgeoisie fera, quelques siècles plus tard, de l’audience et de l’audimat, de la servilité envers les conformismes éternels et changeants, la mesure de toutes choses.
A sauts et à gambades, à votre tour, lecteurs, de plonger dans ce somptueux ouvrage et d’en extraire, une à une, les vignettes qui, à chacun d’entre vous, plairont pour recomposer votre propre puzzle où manquera toujours une pièce et de revivre – encore un instant de bonheur ! – les ultimes heures qui, chaque siècle, séparent l’homme de la guerre en Europe, heures précieuses où, instant de malheur converti en bonheur, rendront à la Littérature ses lettres de noblesse, faisant, une dernière fois, de nécessité vertu, illustrant le mot de Rilke au jeune poète, le même toujours, l’unique, n’écris que si pour toi, cette pratique de la joie devant la mort t’est aussi nécessaire que l’est pour chacun – ô la vie unanime ! – le pain et l’eau.
Sarah Vajda
Julian Barnes, L’homme en rouge, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Gallimard Folio, février 2022, 304 pages, 9,40 euros