Love life de Koji Fukada, la chambre du fils

Taeko a fini par épouser Jiro et tous deux s’installent dans un appartement légué par ses beaux-parents. Ces derniers espèrent vivement l’arrivée prochaine d’un petit enfant, surtout que Taeko a déjà un fils, Keita, conçu lors d’une précédente union. Mais suite à une tragédie, les certitudes des uns et des autres s’effondrent tandis que Taeko et Jiro renouent avec leur passé…

Dans le milieu des grandes figures du cinéma dramatique nippon contemporain, Kore Eda se dresse en égérie incontournable, lui qui a montré à de nombreuses reprises son habileté à retranscrire les atermoiements de ses concitoyens. Dans son giron, de nouveaux talents ont émergé ces dernières années. Parmi on retrouve bien entendu Ryusuke Hamaguchi mais aussi Koji Fukuda, auteur remarqué d’Harmonium, de L’infirmière et du très beau diptyque Suis-moi je te fuis/ Fuis-moi je te suis. À cette occasion, le réalisateur prouva sa capacité à décrypter subtilement le malaise qui habite ses compatriotes, leurs hésitations au moment d’exprimer leurs sentiments et leur propension à se ranger du côté de la morale locale en lieu et place d’opter pour le bonheur de l’individu.

Au fil du temps, Koji Fukada affine son art et affirme son goût notamment pour les mélodrames à l’image d’un Mikio Naruse par le passé. Or, s’il n’égale pas encore son aîné (il devra travailler d’arrache-pied pour y parvenir), il propose généralement des récits passionnants, ancrés dans le feu et la glace. Et Love Life ne fait point exception et affiche les progrès constants du cinéaste, pas loin de la fameuse maturité si souvent recherchée. Le moment est donc venu pour celui qui a déclaré apprécier La Rue Rouge de Fritz Lang et L’ange bleu de Joseph Sternberg, de faire honneur au genre.

Traditions ou modernité

Alors qu’une mère et son fils s’adonnent à une partie d’Othello, le conjoint cuisine un plat d’origine européenne. En bas de l’immeuble, leurs collègues préparent les festivités destinées aux patriarches, de manière tout ostentatoire. Ces images sont très éloignées des codes qui régissent le Japon et des idées reçues vis-à-vis de sa civilisation. Déjà dans son précédent diptyque, Koji Fukada s’amusait à tordre les archétypes concernant son pays pour mieux souligner par la suite tous les dysfonctionnements liés à cette société traditionnelle.

Dans Love Life, le cinéaste se plaît à mêler rédemption et acceptation. Pour avancer et surmonter la tempête, chacun doit renoncer à ce qu’il a de plus cher tandis que ses convictions sont ébranlées. Les rancœurs d’antan, les préjugés s’estompent et laissent place à une atmosphère mélancolique, teintée d’éternels regrets. Entretemps, l’épouse aura contredit son compagnon, tout vénérable qu’il est alors qu’une autre femme aura absous son ancien amant de ses péchés passés.

L’unique habitude qui persistera ne provient pas des règles séculaires mais d’un jeu quotidien, désormais dernier vestige d’une époque révolue, plus belle, pleine de sens. Il faut donc préserver coûte que coûte cet héritage, y compris lors d’un tremblement de terre, durant une scène pivot qui symbolise fort bien le malaise existentiel frappant les protagonistes.

Âmes solitaires

Car ici, la terrible tournure des événements met en exergue la solitude qui habite non seulement les personnages mais également les résidents de l’archipel en général. Quels que soient les liens qui les unissent, un vide perturbe leur existence, causé parfois par la perte d’un être cher ou par des sentiments non partagés. Mais pour Taeko et Jiro, il s’avère impossible d’extérioriser ce qu’ils ressentent, enfermés aussi bien par les règles de conduite locales que par leurs propres secrets, leurs rancœurs et les non-dits qui finissent par peser.

Si bien que dans la tourmente, on renoue avec les idylles d’autrefois et on prend des risques inattendus, quitte à tout détruire pour un mensonge ou un espoir biaisé. Durant ces instants, Koji Fukada fait mouche, impressionne par sa finesse d’exécution et sa direction d’acteurs. Les dialogues, simples mais fonctionnels, regorgent d’authenticité. Comment ne pas être touché par le constat de Jiro ; j’ai aidé la femme que j’aimais à retrouver celui qu’elle aime… ces mots dévastateurs définissent merveilleusement bien le mal être ambiant et caractérisent aussi la communication lacunaire qui règne dans cette société.

Communication biaisée

Lors d’une scène à couteaux tirés, Jiro expose avec véhémence ses griefs envers Park tandis qu’en arrière-plan, l’accusé boucle ses bagages, prêt à quitter les lieux de la discorde. Ironie de la situation, Jiro ne regarde même pas son rival et Park, sourd-muet n’entend pas le réquisitoire de son interlocuteur. Un moment maîtrisé à la perfection par le cinéaste, propice à une démonstration sibylline du manque de communication et surtout de l’incompréhension qui s’immisce dans les relations entre les protagonistes.

Et il faut reconnaître que Koji Fukada ne traite jamais aussi bien de cette thématique qu’en abordant le handicap de cette fausse victime, véritable filou, tantôt attachante, tantôt agaçante, à raison. La mise en scène du réalisateur fait mouche à chaque fois qu’il se concentre sur les dialogues entre Taeko et Park, lourd de sens, lorsque vient sourdre la violence au moment où l’on ne s’y attend plus. Cette débauche de talent contraste d’ailleurs avec le manque de finesse dommageable adopté par intermittence, notamment quand l’ancienne compagne de Jiro lui rappelle sa propension à ne pas regarder dans les yeux (une approche tout illustrative fort maladroite).

Ce déséquilibre nuit quelque peu à l’ensemble et Love Life ne constitue pas encore l’œuvre de la maturité recherchée pour Koji Fukada. Cependant, le long-métrage fragile comme ses personnages, gracile comme l’art de son auteur, se détourne des sentiers balisés du genre et d’une morale fortuite. Il offre au contraire une fable contemporaine cruelle, une leçon de vie à ceux et celles qui ont tout perdu et qui malgré tout, trouvent la force de se reconstruire. Fascinant à plus d’un titre.

François Verstraete

Film japonais de Koji Fukada avec Fumino Kimura, Tomoworo Taguchi, Tetta Shimada. Durée 2h04. Sortie le 14 juin 2023

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