Le talent d’Achille, entretien avec le dessinateur Marc Jailloux

Nous l’ignorions, mais Le Bouclier d’Achille, qui mêle harmonieusement histoire véritable, archéologie, mythologie et fiction, nous révèle aujourd’hui que César devait en grande partie à Alix sa victoire sur Pompée.

On ne comprend pas très bien pourquoi, dans la mythologie grecque, Ajax et Ulysse ne sont pas loin de s’entretuer lorsqu’il s’agit de déterminer qui héritera des armes d’Achille. Les premières armes de ce héros, empruntées par Patrocle, n’avaient pas empêché celui-ci de mourir sous les coups d’Hector. Et, Hector ayant dépouillé Patrocle, les armes “de remplacement” forgées par le dieu Héphaïstos sur la demande de Thétis n’ont pas empêché Achille de périr à son tour après avoir reçu au talon une flèche lancée par Pâris. Aucune armure ne saurait repousser les arrêts du destin.

Cependant, le fait est là. Elles ont tant de valeur, ces armes — dont ce bouclier qui fait l’objet d’une longue description (les cuistres disent ekphrasis) dans l’Iliade —, qu’Ajax devient littéralement fou lorsqu’elles sont finalement attribuées à Ulysse. Il égorge force bœufs et brebis qu’il prend pour les compagnons d’Ulysse et finit par se suicider (v. Ajax de Sophocle).

 Après quoi, ce n’est pas très clair. Le bouclier d’Achille doit bien être quelque part aujourd’hui encore, mais quand Ulysse se retrouve devant Nausicaa à la suite d’un naufrage, il ne possède plus rien ; il est même nu comme un ver et se saisit d’une branche d’arbre pour cacher sa virilité.

Mais, là encore, peu importe, en tout cas dans la nouvelle aventure d’Alix, intitulée, et pour cause, Le Bouclier d’Achille : ce bouclier, selon une prophétie, est censé garantir une puissance souveraine à quiconque s’en emparera, et César, qui, pendant l’été -48, a déjà fort à faire dans sa lutte contre Pompée — la bataille de Pharsale se prépare —, César, donc, n’a aucune envie de voir le méchant Arbacès, Grec fourbe et à l’occasion allié de Pompée, s’emparer de ce bouclier pour prendre la tête d’une révolte de cités grecques contre la colonisation romaine. Mais, dès la première aventure d’Alix imaginée par Jacques Martin (Alix l’intrépide, paru en 1948), Arbacès s’est révélé être pour Alix ce que Moriarty est à Sherlock Holmes. Alix étant l’un des partisans les plus fidèles de César, on devine aisément la suite : « les ennemis de mes amis… »

On sait que, depuis la mort de Jacques Martin en 2010, la maison Casterman a confié à différentes équipes le soin de poursuivre les aventures d’Alix. La réalisation de chaque album prenant en moyenne plus d’un an, il fallait recourir à plusieurs continuateurs pour garantir un rythme de parution apte à satisfaire les fans. Mais se pose évidemment la question de savoir qui, dans toutes ces « brigades » — qui travaillent d’ailleurs indépendamment les unes des autres —, s’impose comme l’héritier le plus légitime de Jacques Martin. Chaque lecteur jugera, bien entendu, mais disons que Marc Jailloux, qui a déjà dessiné une demi-douzaine d’Alix et en prépare déjà deux autres, est bien placé pour obtenir ce titre (au fait, ce bouclier d’Achille qu’il a choisi comme enjeu central de la nouvelle aventure d’Alix ne serait-il pas une métaphore de la succession Jacques Martin ?). Pour une raison au fond très simple : sa modestie. Il enrage en effet — et ceci ne concerne pas particulièrement Alix — contre la mode des « Vu par », autrement dit contre ces albums réalisés par des dessinateurs qui, prétendant officiellement continuer une série, s’approprient en réalité des personnages pour les cuisiner à leur sauce d’une manière qui trahit totalement l’esthétique et l’esprit de la création initiale. Lui entend au contraire, sans pour autant le faire servilement, mettre ses pas dans ceux de Jacques Martin, en multipliant, notes à l’appui, les références à divers albums de celui-ci, en retrouvant certains lieux, certains personnages. « Comédie humaine » ? Peut-être pas. Pas encore. Mais nous tenons déjà une « Comédie romaine ».

Entretien

Alix est né en 1948, ce qui lui fait soixante-quinze ans et une bonne quarantaine d’albums, mais son statut de partisan de César le cantonne dans une période somme toute assez courte. N’éprouvez-vous jamais l’envie de le faire sortir de cette période ?

Le postulat de départ était qu’il fallait reprendre une série créée par Jacques Martin et dont lui-même avait fixé les limites, le nec plus ultra temporel des aventures d’Alix étant l’assassinat de César. Pourquoi faudrait-il dépasser cette date ? Si l’on veut aller faire un tour sous l’Empire, il faut créer une nouvelle série avec un nouveau personnage ! Je pense qu’à partir du moment où l’on trouve des scénarios intéressants se déroulant sous César, il n’y a aucune raison d’aller chercher plus loin. Je suis d’ailleurs déjà en train de travailler sur le prochain Alix, et nous avons même déjà signé pour l’album qui viendra après le prochain.

Pour Le Bouclier d’Achille, vous avez travaillé avec un nouveau scénariste.

Vous voudriez que je vous dise que je me suis gravement disputé avec Mathieu Breda, qui avait écrit les scénarios de Britannia, Par-delà le Styx, Le Serment du gladiateur et Les Helvètes ? Eh bien, non ! Simplement, il avait, comme c’était aussi mon cas au départ, une activité professionnelle qu’il a gardée et qui ne lui laisse pas le temps de se consacrer à la série autant qu’il le faudrait. Mais il n’est pas exclu que nous puissions de nouveau travailler ensemble.

Ce qui ne m’empêche pas d’être très content de travailler avec un nouveau scénariste. J’ai rencontré Roger Seiter via Internet pendant la période du Covid. Il a fait des remarques élogieuses sur Les Helvètes, ce qui nous a conduits à engager de grandes discussions. Il est historien de formation. Il a écrit des scénarios pour la série Lefranc et connaît très bien l’univers de Jacques Martin. Tant et si bien qu’il a fini par me dire : « Tiens, ça m’amuserait de… » Je lui ai proposé le bouclier d’Achille comme thème pour un Alix (parce que je voulais renouer avec la mythologie grecque et avec certains albums de Jacques Martin qui m’avaient marqué, en particulier le dernier qu’il ait entièrement dessiné lui-même, Le Cheval de Troie). Trois jours plus tard, Roger Seiter m’envoyait un synopsis. C’est un réactif !

Son scénario m’a d’emblée plu. Bien sûr, j’ai suggéré certains aménagements. Je crois me souvenir, par exemple, que c’est moi qui ai proposé le personnage féminin, Oratis, sœur de la reine Adrea, mais Roger Seiter a tout de suite dit : « Très bien, on va faire d’elle le pendant d’Adrea. Celle-ci a cherché à tout prix à résister aux Romains. Oratis va tirer les leçons de l’expérience de sa sœur et va se rallier à eux. » Ce n’est pas la première fois qu’un personnage féminin a un rôle important dans mes Alix (je pourrais citer Brecca, la femme druide de Britannia, ou l’héroïne des Helvètes qui n’a aucune envie de voir des colons s’installer et qui choisit de soutenir les Germains), mais déjà chez Jacques Martin — on a une fâcheuse tendance à l’oublier parce qu’on l’a mal lu — les femmes jouaient un rôle déterminant dans l’intrigue, en tout cas bien plus important que dans les séries des années cinquante telles que Blake et Mortimer, Tintin ou Spirou et Fantasio.

Un héros de roman historique ne peut s’offrir le luxe de modifier le cours de l’Histoire — il peut, au mieux, écarter des menaces —, mais la contrainte dans Le Bouclier d’Achille n’était-elle pas d’autant plus forte que l’intrigue se situe à moment décisif de la lutte entre César et Pompée, celui de la bataille de Pharsale ?

Je ne pense pas que l’Histoire dont vous parlez, la grande Histoire, soit l’élément le plus important dans cette aventure d’Alix. Oui, elle est là, mais comme une trame de fond, et, si je puis dire, ce qui nous intéresse dans le passé, c’est beaucoup plus quelque chose qui ressemble à une quête que le dénouement. Nous savons bien que César va être assassiné aux Ides de mars en -44 !

Dans le conflit entre César et Pompée, nous introduisons un objet symbolique, légendaire (puisque nous l’empruntons à Homère), auquel le contexte va donner une valeur encore plus importante : quiconque sera en possession du bouclier d’Achille aura le pouvoir d’unir les cités grecques contre l’envahisseur. Plus intéressant, me semble-t-il, que la question de savoir qui, de César ou Pompée, va gagner — même si je ne nie pas que la bataille de Pharsale constitue un enjeu important — est le fait que nous rendons cet objet légendaire « archéologiquement compatible ».

Il y a un contexte historique, mais les « interstices » de l’Histoire dans lesquels nous nous immisçons nous permettent d’imaginer des scénarios possibles. Si, dans ce contexte difficile, des cités grecques s’étaient réellement soulevées contre César – il y a eu, de fait, de petites révoltes —, le destin de Rome eût été différent. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que le lecteur attende de nous un cours d’histoire. Il sait bien que nous lui proposons une fiction dans un contexte historique « tendu ».

L’intervention de la coloriste, qui, après le scénario et le dessin, constitue la troisième phase de la réalisation d’un album, peut-elle vous amener à revenir sur votre travail ?

Non, une fois que j’ai terminé l’encrage, je ne reviens pas sur mon dessin. C’est même à ce moment-là, une fois que mes personnages sont parvenus « à destination », que je peux commencer à penser à un autre projet. Pour les couleurs, j’essaie de ne pas être trop directif et je prends en compte la personnalité de la coloriste. Mais je dois dire que, pour ce Bouclier d’Achille, j’ai eu la chance d’avoir une coloriste, Florence Fantini, dotée d’une véritable sensibilité artistique et qui a vraiment joué le jeu, autrement dit qui a constamment essayé de trouver les couleurs idéales pour un Alix. Elle a réalisé un travail de synthèse. Je lui ai fourni des références, en particulier pour les bâtiments et les costumes, mais elle se les est appropriées. Nous nous sommes aussi inspirés d’un ouvrage publié chez Casterman sous le titre L’Odyssée d’Alix et qui a bénéficié d’une version restaurée avec des couleurs magnifiques.

J’ajoute que souvent, quand je dessine mes planches, j’ai déjà des idées sur la mise en couleur qu’elles requièrent. Je ne refuse pas les propositions de la coloriste, même si elles diffèrent totalement de ce que j’avais en tête, dès lors qu’elles sont pertinentes, mais je ne peux pas ne pas songer, au moment même où je dessine, aux couleurs de l’Aurore aux doigts de rose, aux levers ou aux couchers de soleil, au fond du ciel – orageux, couvert, éclatant ? –, à la nature même des nuages. Tout cela fait partie de l’Antiquité, car il ne faut pas oublier que, pour les Anciens, la météo est l’affaire des dieux !

Après la sortie d’un album, vous consacrez un certain nombre de week-ends à des séances de dédicaces. Que faut-il penser de l’usage américain qui tend à s’installer en France et qui consiste à faire payer ces dédicaces par ceux-là mêmes qui font le succès d’un ouvrage ou d’un auteur — les lecteurs ?

Il faut distinguer deux choses. Une dédicace qui se limite à quelques traits et à une signature ne saurait être payante. Mais il y a aussi ce qu’on appelle dans le métier une commission. Une commission, c’est un dessin en bonne et due forme commandé par quelqu’un qui pourra éventuellement l’accrocher au mur de son bureau. Or, je ne connais personne qui travaille gratuitement pour une commande. Le tarif ? Il variera en fonction de la complexité du dessin (et du temps qu’il exigera). Si, par exemple, il faut représenter des mains, ce sera plus cher que s’il n’y a pas de mains…

Bien entendu, il est trop tôt pour vous demander quel sera le sujet du prochain Alix ?

Il parlera de Crétois qui ont fui leur île pour aller fonder une cité idéale. Idéale en apparence. Écologie, démographie et bien d’autres thématiques très contemporaines seront au programme. Et pour le suivant, il y a encore quelques petits réglages à faire, mais nous avons déjà le sujet.

Propos recueillis par Frédéric Albert Lévy

Marc Jailloux (dessin), Roger Seiter (auteur), Jacques Martin (auteur), Le Bouclier d’Alix, Casterman, octobre 2023, 48 pages, 12,50 euros.

Laisser un commentaire