Phénomène, portraits d’Amélie Nothomb, entretien avec la photographe Marianne Rosenstiehl

Compte Amélie

Marianne Rosenstiehl a commencé sa carrière de photographe dans les années quatre-vingt en travaillant d’abord pour des revues de cinéma. Ce fut d’abord Starfix, puis Première. Isabelle Adjani, Mickey Rourke, Lambert Wilson, Juliette Binoche et cent autres encore ont été ses « sujets ». Mais le répertoire s’est assez vite élargi, et aux gens de cinéma se sont ajoutés des écrivains, dont Amélie Nothomb, qu’elle suit depuis un quart de siècle. 

Tant et si bien qu’un jour, elle se rend compte qu’elle a dans ses archives toute une série de portraits d’icelle qui n’ont jamais été publiés sous quelque forme que ce soit. « Voyant toutes ces images qui n’avaient jamais été exploitées, j’ai eu le projet d’en faire un livre. J’ai écrit à Amélie pour lui en parler et pour lui dire qu’elle pouvait évidemment y participer si elle le souhaitait, mais en ajoutant toutefois que, ayant observé l’usage qu’elle faisait de son image sur la couverture de ses livres, j’avais le sentiment qu’un livre dont je serais, moi, entièrement responsable éviterait toute forme d’accusation d’hagiographie. Le lendemain même, elle me répondait : “Mais bien sûr ! Je défendrai cet ouvrage, mais il doit se faire sans moi. ” Et elle n’a pas remis en cause une seule photographie. »

De fait, quand la maquette de l’ouvrage — intitulé Phénomène — lui a été soumise, le commentaire d’Amélie Nothomb a été le suivant : « Quand même, on a bien rigolé, hein ! » « Et, précise Marianne Rosenstiehl, c’est la seule remarque qu’elle ait faite. Merveilleuse réaction, car ce doit être un peu compliqué, non ? de voir un livre sur soi. » 

Entretien

Quand et dans quelles circonstances avez-vous photographié Amélie Nothomb pour la première fois ?

C’était en décembre 1995, pour une commande de Vogue Allemagne, qui allait publier une interview croisée de Mylène Farmer et d’Amélie Nothomb, toutes deux liées, je crois, par une estime réciproque. Je les ai photographiées ensemble à l’Hôtel Crillon, ce qui a donné lieu à des prises de vue un peu chic.

J’avais déjà travaillé avec Mylène Farmer, mais je découvrais Amélie Nothomb, qui n’en était qu’au début de sa carrière et qui n’avait pas encore trente ans, mais qui avait déjà toutes les qualités que j’ai retrouvées par la suite : elle était surprenante, inventive, enthousiaste, prête à accepter les propositions qu’on pouvait lui faire sans craindre pour son image, ce qui faisait d’elle un sujet unique. Les comédiennes ne réagissent pas de la même façon ; toutes, quand on les photographie, s’interrogent : « Quelle image de moi vais-je donner derrière tous les personnages qu’on me fait représenter ? » Amélie ne joue qu’elle-même et ne tombe jamais dans l’excès, puisqu’elle s’approprie toutes les situations.

Je l’ai rencontrée pour la deuxième fois quand je travaillais pour Sygma, à l’occasion de la sortie d’un de ses livres. Peut-être est-ce moi qui avais suggéré que cet événement méritait une séance de photos ? Je ne me souviens plus très bien… Le rendez-vous a eu lieu chez son éditeur, Albin Michel. Décor pour moi sans grand intérêt. J’étais frustrée, je voulais aller plus loin. J’ai proposé à Amélie de traverser la rue pour prolonger la séance dans le cimetière Montparnasse, juste en face. D’autres auraient répondu : « Vous plaisantez ? » Elle m’a emboîté le pas et s’est saisie de toutes les propositions quelque peu « transgressives » — opposées au formalisme qu’avaient imposé les locaux d’Albin Michel — qui me sont venues à l’esprit : je lui ai demandé de dénuder ses épaules, j’ai demandé à la maquilleuse de lui faire une bouche en cœur à la japonaise. J’ai découvert à ce moment-là qu’Amélie Nothomb avait la liberté de ne pas se prendre au sérieux. C’est si rare…

Amélie Nothomb, Paris 2000

La voyez-vous en dehors de vos séances photo ?

Jamais. Tous nos échanges sont professionnels. Mais si les deux séances que je viens d’évoquer étaient assez courtes, celles qui ont suivi au fil des ans se déroulaient chacune sur une journée entière, ce qui permet de discuter, de boire des cafés ensemble… Amitié ? Une amitié est quelque chose d’intime qui se construit sur des années et qui, pour moi, ne se confond pas avec le travail. Mais je parlerais volontiers d’une « amitié professionnelle ». J’imagine que, de la même manière, il y a des cyclistes qui ont des amis cyclistes qu’ils ne rencontrent que pour faire du vélo – et jamais dans d’autres circonstances, ce qui constitue néanmoins un lien véritable. Eh bien, il existe entre Amélie Nothomb et moi un véritable échange : elle a toujours été d’une politesse et d’une courtoisie exemplaires et m’a signifié à plusieurs reprises qu’elle appréciait mon travail. Elle est venue voir l’exposition qui a accompagné la sortie du livre le lendemain du vernissage, et nous avons bu du champagne !

Pour moi, être photographe, cela signifie être présente, honnête, sincère. J’ai l’air de sortir les violons en disant cela, mais il faut qu’il y ait ces qualités de part et d’autre pour qu’une relation professionnelle durable s’établisse. Les gens avec qui j’ai entretenu une telle relation — Juliette Binoche ou Mylène Farmer, par exemple — les avaient.

Avez-vous lu ses livres ?

Pas tous, mais j’en ai lu un certain nombre, et j’ai particulièrement apprécié Métaphysique des tubes. Ce qui me frappe, c’est la diversité de ses sujets, la manière dont elle entraîne chaque fois son lecteur ailleurs. Et je trouve un écho direct de cette diversité dans ce que nous avons fait ensemble, dans sa capacité de faire siennes visuellement les différentes facettes de sa personnalité. Avant que je l’entraîne dans le cimetière Montparnasse, elle n’avait jamais eu l’occasion de faire des photos mises en situation – je préfère cette expression à « mises en scène », qu’il convient de réserver au travail des metteurs en scène de théâtre ou de cinéma. Il y a une « situation » que je n’ai pas encore explorée : j’aimerais beaucoup faire des photos de nuit avec elle dans une forêt.

Qu’est-ce qui domine dans la succession de photographies qui composent votre livre — la permanence du sujet Amélie Nothomb ou le passage du temps pendant ces vingt-cinq ans, autrement dit son vieillissement ?

Les deux, mon colonel. Ou ni l’un, ni l’autre : c’est le mélange des deux qui, j’espère, est perceptible dans l’ouvrage — ce mélange, humainement troublant, qui nous renvoie à nous-mêmes, puisque, tous autant que nous sommes, nous ne cessons d’évoluer tout en gardant en nous quelque chose de constant. 

Amélie Nothomb se moque éperdument de son vieillissement. Elle n’a jamais fait la moindre allusion à cette question. On voit nettement son âge sur les clichés les plus récents. Maquillage il y a, mais il vise à produire une stylisation, et non à effacer des rides. On touche là à ce qu’on appelle « la retouche », mais ce terme recouvre en fait deux aspects différents. Il y a la retouche stylistique, purement visuelle, qui consiste à effacer un poteau derrière un personnage pour rendre un portrait plus intéressant, ou encore à effacer un bouton sur un visage ou à estomper des cernes, puisque, deux jours avant ou deux jours après, ce bouton n’aurait pas été là ou les cernes auraient été moins marqués. Mais toucher à l’intégrité physique, ce n’est plus un compromis, c’est une compromission qui me gêne et que j’évite, de même que j’évite de photographier des sujets qui sont visiblement passés par la chirurgie esthétique. Parce qu’il y a là une mystification qui ne saurait faire résonner quoi que ce soit en moi. Cela dit, j’ai l’impression que les choses sont en train de changer. Je suis retournée hier au cinéma — ce qui, du fait des confinements, ne m’était pas arrivé depuis un certain temps — et j’ai remarqué que dans les publicités récentes les femmes ne sont plus des jeunes femmes sexy. Bien sûr, ce ne sont pas non plus des mamies, mais ce sont de jolies personnes avec leurs rides. 

Travaillez-vous actuellement sur un projet précis ?

Après avoir photographié des femmes et des femmes (comédiennes, femmes écrivains, femmes politiques), je m’accorde le droit de me consacrer à des travaux plus personnels et je me penche depuis quelque temps sur la représentation du corps masculin. Comme partout en art, tout est ici question de point de vue, et la façon dont les femmes regardent le corps des hommes n’a rien à voir avec la façon dont les hommes le regardent. Et, pendant très longtemps, la représentation du corps des hommes a été uniquement l’affaire des hommes. 

Propos recueillis par FAL

Marianne Rosenstiehl, Phénomène, Gründ, octobre 2021, 188 pages, 24,95 eur

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