Christine de Suède, une reine qui déjoue les codes
Il est des figures historiques qui fascinent parce qu’elles incarnent à elles seules un défi à leur temps. Christine de Suède, née en 1626, en est une des plus éclatantes. Éduquée comme un prince héritier après la mort héroïque de son père, Gustave II Adolphe, roi protestant tombé sur le champ de bataille de Lützen, elle grandit dans une atmosphère de rigueur luthérienne et de haute stratégie politique. Pourtant, dès son avènement en 1644, elle choisit une voie à contre – courant : plutôt qu’un règne tranquille, elle impose sa différence. Refus du mariage, passion pour les lettres et les arts, extravagances de cour, jusqu’à cette décision radicale en 1654 d’abdiquer et de quitter Stockholm et de se convertir au catholicisme. A Rome, où elle s ‘installe, elle devient une figure de l’Europe baroque.
Avec Christine de Suède, Marion Lemaignan propose une biographie dense et nuancée qui redonne toute sa complexité à cette souveraine insaisissable.
Marion Lemaignan, une nouvelle voix biographique

Historienne moderniste, spécialiste des relations entre pouvoir, culture et religion au XVIIe siècle, Marion Lemaignan signe ici sa première grande biographie pour Perrin. Elle a choisi Christine de Suède comme terrain privilégié pour interroger la question de la singularité du pouvoir. Son travail repose sur une exploitation précise des sources suédoises et romaines : correspondance, récits de cour, archives religieuses. Mais ce qui fait la force de son livre est sa capacité à relier l’itinéraire d’une femme hors norme aux grandes dynamiques de son siècle.
Chez l’auteur, Christine de Suède n’est pas seulement une reine « excentrique ». Elle devient le prisme à travers lequel se lisent les fractures européennes (religieuse, politique, culturelle) de « l’après-guerre » de la guerre de Trente ans (1618 – 1648).
Un récit en trois temps
L’ouvrage suit une construction chronologique en trois grandes parties. Chacune marquait par une tension fondamentale :
En premier, son éducation : la petite Christine est élevée dans un univers masculinisé et formé au maniement de la langue et de la diplomatie. Déjà, son identité intrigue. L’auteur nous montre bien comment cette enfance exceptionnelle la prépare autant qu’elle la condamne à une vie de marginalité.
Devenue reine, elle a un règne court et flamboyant. Elle fait de sa capitale un foyer culturel et qui attire philosophes et érudits. Elle multiplie également les fêtes et les débats intellectuels. Mais elle choque par ses dépenses, sa liberté de ton et ses manières jugées peu « féminines ». Ses conseillers l’exhortent à se marier et à assurer la dynastie mais elle refuse. Sa différence devient intenable.
Enfin, l’exil romain : abdication, conversion au catholicisme, installation à Rome. Christine devient une figure tout à la fois fascinante et inquiétante pour l’Europe. Elle entretient des relations avec le pape, fréquente les cardinaux et fonde une académie des lettres. Mais elle reste cependant imprévisible et parfois querelleuse. Sa mort en 1689 clôt un destin hors norme marqué par une quête incessante de liberté.
Les qualités du livre
Cet ouvrage possède un certain nombre de qualités. Tout d’abord, l’autrice parvient à rendre Christine vivante avec ses colères, ses enthousiasmes et ses contradictions. Le lecteur entre dans le palais de Stockholm comme dans les salons baroques de Rome.
Autre point de qualité de cet ouvrage : un appareil critique solide, des références précises sans jamais alourdir le récit. L’auteure maîtrise aussi bien le contexte politique que les enjeux religieux ou artistiques.
Mais ce livre est également une réflexion sur le genre et le pouvoir. Éduquée comme un homme, elle refuse les codes féminins et questionne la place des femmes dans les monarchies du XVIIe siècle. L’autrice évite ainsi l’anachronisme mais montre combien ce destin interroge.
Enfin, le style est clair, élégant. Nous avons un récit qui mélange un récit narratif et analytique. La lecture de cet ouvrage est vraiment agréable. On lit cette biographie comme un roman historique sans perdre la profondeur historique.
Les zones d’ombre
Cependant, tout n’est pas parfait dans cet ouvrage. L’intimité de Christine reste partiellement inaccessible. Ses relations personnelles avec ses dames de compagnie, avec certains intellectuels, sont évoqués mais faute de sources, le livre reste prudent. Le destin romain aurait pu être plus développé : la Rome baroque, théâtre d’intrigues et de splendeurs, offre un décor fascinant mais parfois survolé. Enfin, la fascination pour la singularité de Christine peut donner l’impression que son excentricité explique tout. Or, cette différence s’inscrit aussi dans logiques collectives (religieuses, diplomatiques et culturelles) qu’il faut toujours garder à l’esprit.
Au final, avec cette biographie, Marion Lemaignan offre un portrait riche, vivant et nuancé d’une souveraine inclassable. Elle restitue l’éclat et les contradictions d’une vie à la fois politique, intellectuelle et intime.
C’est un livre qui séduira autant les passionnés d’histoire moderne que ceux qui s’intéressent aux figures féminines hors normes. A travers Christine de Suède, c’est aussi une réflexion sur le pouvoir, la liberté et l’identité que propose l ‘autrice.
Franck Dupire
Marion Lemaignan, Christine de Suède, souveraine européenne, Perrin, septembre 2025, 343 pages, 23 euros