Merdre ‒ Jarry, le père d’Ubu
Le don d’Ubuquité
Daniel Casanave, scénariste, et Rodolphe, dessinateur, auraient pu tirer une bande dessinée de la pièce Ubu roi, mais d’autres l’ont déjà fait. Ils ont donc préféré raconter en images, dans leur album Merdre, la vie de l’auteur lui-même, Alfred Jarry. Choix judicieux, qui permet de mieux faire sentir les rapports de sa fiction ventripotente avec son époque… et la nôtre.
On ne va pas se lancer ici dans une dissertation sur la spécificité des genres littéraires ‒ question oiseuse et donc très prisée de nos jours ‒ et l’on ne se demandera pas si Pierre Kast, critique et cinéaste de la Nouvelle Vague un peu oublié aujourd’hui, avait raison ou tort quand il affirmait péremptoirement que toute œuvre littéraire, y compris L’Esprit des lois, pouvait être adaptée au cinéma.
On peut malgré tout raisonnablement émettre quelques réserves sur la frénésie avec laquelle la bande dessinée s’empare, chaque jour un peu plus, de n’importe quel sujet. Par exemple, l’adaptation proposée récemment par Nicolas Otero, chez Glénat, de la nouvelle Vingt-quatre heures de la vie d’une femme a surtout pour mérite de prouver, après deux versions cinématographiques pour le moins boiteuses, que Zweig supporte très mal quelque relookage que ce soit : la transposition de l’action à Las Vegas aujourd’hui vise sans doute à démontrer la pérennité de l’œuvre, mais la vulgarité de ce décor « moderne » constitue un contresens sinon un non-sens, puisqu’elle efface entre autres le scandale que pouvait représenter au début du XXe siècle l’aventure d’une aristocrate d’un certain âge avec un garçon deux fois plus jeune qu’elle. Plus convaincante est la version du Premier homme de Camus par Jacques Ferrandez, chez Gallimard, mais celui-ci, qui n’en est d’ailleurs pas à son premier Camus, se casse inévitablement les dents sur la scène capitale de la visite au cimetière et se voit contraint de recopier de larges extraits du texte original pour traduire le bouleversement intérieur du héros découvrant tout d’un coup les dates sur la stèle de son père défunt et la « jeunesse » de celui-ci. Tout le monde n’est pas Art Spiegelman et il faut beaucoup de talent pour faire entendre dans une bande dessinée une voix intérieure.
En revanche, l’album de Daniel Casanave et de Rodolphe intitulé Merdre, et qui, comme l’indique son sous-titre, Jarry, le père d’Ubu, n’est pas une adaptation de la pièce Ubu roi, mais une biographie de son auteur, est une réussite qu’il convient de saluer (1). D’abord parce qu’Alfred Jarry lui-même, comme un certain nombre d’écrivains de son temps, était aussi un dessinateur et cautionnerait sans doute volontiers un tel prolongement. Le portrait officiel et archi-connu d’Ubu, avec la spirale sur le ventre, est né sous sa plume. Ensuite parce que, comme nous le rappellent les auteurs, Jarry s’est peu à peu ‒ même s’il était loin de posséder le même gabarit ‒ identifié à son personnage, comme Henry Monnier avant lui s’était déguisé et métamorphosé en Monsieur Prudhomme. Enfin parce que le destin même de la pièce Ubu roi n’est pas sans rappeler l’histoire du genre de la bande dessinée dans son ensemble : dans les deux cas, on se trouve devant des « enfantillages » auxquels le temps a fini par conférer une légitimité pleine et entière.
On sait en effet qu’Ubu roi était au départ une pièce écrite par un groupe de potaches pour ridiculiser un de leurs professeurs, Monsieur Hébert. Professeur de physqiue fortement chahuté, mais, selon certains témoignages, injustement chahuté. Le nom Ubu est une déformation de Hébert, après passage par différentes variantes : Heb, le père Ébé, Ébou, Ébance, Ébouille. La forme définitive Ubu n’apparaît qu’en 1891, lorsque Jarry décide de mettre en forme ce qui s’intitulait six ans plus tôt Les Polonais pour en faire l’Ubu roi que nous connaissons aujourd’hui. Mais la pièce n’entre pas d’emblée dans le répertoire du théâtre français classique, et son succès n’est au départ qu’un succès de scandale. Courteline, par exemple, qui assiste à la première, est outré. Dans la salle, quelqu’un, en réponse au « Merdre ! » qui constitue la première réplique, hurle : « Mangre ! » Bref, il a fallu beaucoup de temps pour qu’Ubu roi soit pris au sérieux. Et qu’on comprenne que le R de trop dans MerdRe n’était pas une épenthèse gratuite, mais sans doute le symbole d’une intrusion de la Russie dans les affaires de Pologne.
Mais ce retard à l’allumage n’a rien de surprenant. Nous nous souvenons encore de l’effarement dans les yeux de certains khâgneux quand, il y a quelques années à peine, nous osâmes rappeler que, comme disent les Anglais, life imitates art, et prétendre que cette pièce Ubu roi, malgré ses allures bouffonnes (n’est-elle pas aujourd’hui présentée parfois sous la forme d’un spectacle de marionnettes ?), pouvait être lue comme une prémonition du fascisme et du totalitarisme. Il fallut, pour les convertir à cette idée à vrai dire assez banale, les amener voir une mise en scène de cet Ubu au Théâtre de la Cité Universitaire : l’interprétation, la diction, les uniformes, la grisaille obsédante du décor étaient indubitablement signés Hitler et Mussolini.
Daniel Casanave et Rodolphe ont divisé leur album en cinq parties, autrement dit en cinq actes. Jarry, en fait, n’est pas le seul héros de leur histoire. Cette « Belle Époque » qui coïncide avec la fin de sa très courte existence (il avait à peine trente-quatre ans en 1907, l’année de sa mort) n’est que l’antichambre des grandes tragédies de la première moitié du XXe siècle, à ceci près que le tragique a décidé, au XXe siècle, de se rebaptiser « l’absurde ». C’est pourquoi le dessin est en noir et blanc. C’est pourquoi il est souvent apparemment maladroit. Dessin d’enfant, de potache ? Peut-être. Mais dessin d’un monde qui ignore encore, ou qui feint d’ignorer, qu’il va bientôt s’écrouler. Cette bande dessinée Merdre est en fait une fresque. La vie de Jarry est l’occasion de rencontrer nombre d’écrivains et d’artistes du début du siècle dernier, tels qu’Apollinaire ou Oscar Wilde, mais rien n’est plus triste que cette vie mondaine. Proust doit être caché derrière un rideau du balcon.
En fait, ce qui fait qu’Ubu, aujourd’hui encore, reste une figure terrifiante, c’est qu’il est le symbole de cette nouveauté politique du XXe siècle, dénoncée un peu plus tard par Chaplin avec Le Dictateur : l’association paradoxale du grotesque et de l’horreur. Certes, dès l’Antiquité, les batailles faisaient des dizaines de milliers de morts et il y avait des Caligula dont la folie n’avait rien à envier à celle d’un Idi Amin Dada, mais, par la force des choses, cette folie avait du mal à « rayonner » au-delà des murs de leur palais. Le XXe siècle a vu naître l’industrialisation de la démence.
Soyons franc : l’anarchisme défendu ‒ à des degrés divers suivant les cas ‒ par Jarry est souvent lui aussi très inquiétant, et sa Machine à Décerveler fait froid dans le dos, parce qu’elle semble tout droit sortie des rêves d’un tyran. Seulement, comme l’explique le jarryste Julien Schuh, cette machine est un symbole : « Ce monstre creux qui digère les cervelles qu’on lui jette en pâture, cette machine, c’est la littérature, seul lieu légitime de violence. La Machine à Décerveler devient l’autre nom du livre, mais d’un livre nouveau, automatisé, piégé. » (2)
C’est cette thèse en tout cas qu’illustrent Daniel Casanave et Rodolphe dans leur album Merdre. Leur Jarry filiforme, effacé, évanescent, buveur d’absinthe, dépensant toute son énergie pour ses courses vélocipédiques, ne saurait être un poseur de bombes, malgré le revolver qu’il garde dans sa poche. Mais il n’en est pas moins le héros de ce « livre nouveau ».
FAL
Daniel Casanave et Rodophe, Merdre ‒ Jarry, le père d’Ubu, Casterman, « Écritures », 232 pages, janvier 2018, 18,95 euros
(1) Une transposition d’Ubu roi en bande dessinée, due à Emmanuel Reuzé, a été publiée en 2002 aux éditions Emmanuel Proust.
(2) https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00987675/document