Ferrari, l’homme derrière la légende
1957. Encore endeuillés par la mort de leur fils décédé un an plus tôt, Enzo et Laura Ferrari voient leur mariage se déliter lentement. Tandis que leur usine est menacée par une faillite imminente, ils doivent aussi soutenir leur écurie automobile et sélectionner les pilotes aptes à concourir à la prestigieuse course des Mille Miglia.
Dans une petite église italienne, a priori comme les autres, un prêtre prononce une homélie transgressive, en accordant artificiellement concept matériel et spirituel. Et pendant son discours, quelques fidèles, chronomètre à la main, décomptent le temps. Au même moment, une voiture s’élance à toute allure sur le circuit voisin, le conducteur bien décidé à décrocher le record dans la discipline. Ces quelques minutes durent une éternité tandis que l’inquiétude, à peine palpable, gagne les membres de la communauté. Michael Mann signe quelque part ici un improbable retour et imprime sa marque de fabrique, avec une scène d’une incroyable inventivité, qui frise la perfection.
Absent du grand écran depuis 2015 et l’échec injuste de Hacker au box-office, le cinéaste revient avec un pseudo biopic dont il a le secret. Comme à son accoutumé, Michael Mann va adopter une approche singulière en se concentrant sur les doutes, mais aussi l’opiniâtreté d’un homme ballotté de toute part, hanté par ses erreurs et le poids du deuil. Lorsqu’il s’attaque à une figure imaginaire ou ayant vraiment existé, le réalisateur ne se focalise pas seulement sur le mythe, il s’attarde également sur ses rapports avec le système ambiant, souvent inique, et sa faculté à avancer en solitaire, envers et contre tous, à l’image des personnages chers à Jean-Pierre Melville.
Voilà pourquoi son nouveau projet consacré à Enzo Ferrari, co-fondateur de l’emblématique marque automobile, faisait saliver bon nombre de cinéphiles dès qu’il eut été annoncé. Qui plus est, le choix d’Adam Driver pour endosser le rôle principal s’avérait idéal, tant l’acteur, décrié pour sa participation à la dernière trilogie Star Wars, s’est érigé pourtant, en quelques années comme l’un des phénomènes de sa génération (Songeons à ses prestations dans Midnight Special ou Paterson). Habitué à esquisser le portrait d’hommes célèbres, sujets à la controverse (Mohamed Ali, John Dillinger), Michael Mann opte en revanche pour une démarche différente, en axant sa proposition sur une année particulière, 1957. Et délivrer ainsi un poème mortifère inattendu.
N’oublie pas que tu vas mourir
Cette posture très osée se conjugue avec la pertinence d’un récit axée sur deux mois spécifiques qui ont changé la vie du constructeur italien. Michael Mann installe le cadre avec élégance, en évitant les encarts censés résumer l’avant. Pour unique introduction, quelques images des courses auxquelles Enzo Ferrari a participé avant la guerre. Ce n’est que quelques minutes plus tard, que le spectateur, non initié avec l’histoire du personnage, saisit enfin une partie des enjeux du long-métrage, de ses velléités testamentaires à défaut de crépusculaires, tandis que le spectre de la mort plane sur chaque plan.
désormais octogénaire, Michael Mann a toujours eu un rapport étrange avec la faucheuse et son œuvre est jonchée des cadavres de rutilants héros, d’êtres romantiques ou d’authentiques rebelles. Mais désormais, il pense à sa fin prochaine et anticipe son legs, même simplissime, aux générations futures, à sa manière de partir, dans l’anonymat ou dans la gloire. Les pilotes de Ferrari, à commencer par De Portago savent qu’ils jouent avec le feu et que le trépas peut les attendre lors d’un virage mal négocié ou d’un obstacle inopportun qui viendra sonner leur glas. Par conséquent, leur préparation minutieuse à la veille d’un événement se conjugue à une lettre d’adieux poignante, qui dévastera le destinataire lors de sa lecture.
Le réalisateur rappelle les conditions difficiles endurées par les compétiteurs durant cette l’époque et que chaque coup de volant pouvait être le dernier. Or, lorsqu’il filme les atermoiements de son protagoniste, son comportement tout paternaliste, son angoisse et sa froideur, on est subjugué par sa direction et par la prestation tout en nuances d’Adam Driver. Ici, il faut composer avec le destin, apprendre à lâcher prise et repartir de plus belle, quitte à blesser les êtres aimés, car le spectacle doit continuer. Michael Mann n’occulte jamais une possible retraite, voire pire, puisque le cinéma existait avant et perdurera après lui. Entretemps, il aura imprégné de son aura le septième art de son savoir-faire, y compris sur l’aspect technique, mêlant virtuosité et horreur.
À toute allure
En effet, sans verser dans l’abondance technologique d’un James Cameron ou la débauche des fusillades léchées du cinéma hongkongais, Michael Mann s’est souvent montré à son aise au moment d’offrir quelques actes de bravoure. Néanmoins, il réfute en général le lyrisme homérique au profit d’un réalisme abrupt, glaçant, laissant place à la tragédie. Les échanges de tirs automatiques dans Miami Vice ou Hacker se transforment en froides exécutions tandis que le coup du siècle de Heat aboutira à une conclusion désastreuse pour ses participants.
Ferrari n’échappe pas à cette règle et le destin funeste du sportif espagnol De Portago est relaté avec le regard distant, presque déshumanisé du cinéaste à l’instant du drame. Pourtant, quelques minutes auparavant, les protagonistes emportaient tout sur leur passage, au volant de leurs bolides rutilants, ignorant ce qu’il adviendrait. En disposant sa caméra au plus près des véhicules et de l’asphalte, Michael Mann cristallise la tension et l’intensité de l’événement en transférant cette sensation enivrante de vitesse au spectateur. Celui-ci ressent quelque part toutes les émotions qui traversent le conducteur, ses peurs ou au contraire sa détermination à aller jusqu’au bout, quelles que soient les conséquences.
Et puis il y a l’effroi, la stupeur qui s’empare des uns et des autres sans prévenir, même si pour quelques initiés, l’histoire est racontée depuis des années. On se souvient alors de l’explosion inattendue qui survient dans Miami Vice ou des policiers fauchés par des rafales d’armes à feu dans Hacker. Chez Michael Mann, la mort frappe et rien n’excuse certaines attitudes quand les remords larvés dans La Forteresse noire refont surface. Plus qu’un cinéaste de l’esbroufe, Michael Mann s’est imposé comme un réalisateur d’une l’intimité enfouie sous les échanges violents qui imprègnent son univers, plongé dans un chaos diaphane. De cette anarchie quasi systémique émerge un tableau loin d’être manichéen, digne d’une atmosphère signée Jean-Pierre Melville. Ici, une Comédie humaine se déroule tandis que le Commendatore et les soit disant pions d’Enzo Ferrari jouent au diapason d’un cynisme ambiant.
Portrait melvillien ?
Bien qu’il n’ait jamais revendiqué de filiation directe avec le cinéaste Français, Michael Mann affiche dans la caractérisation de ses personnages des similitudes à celle adoptée par le metteur en scène du Cercle rouge. Cependant, point de pâle imitation chez l’Américain puisqu’au-delà de la verve solitaire et du côté « noir » de ses protagonistes, il laisse une belle place à la gémellité dans son œuvre et les doubles affluent, avec une relation antinomique, attraction répulsion évidente qui culminera dans la traque de Heat. Et dans sa démonstration certes classique, il n’applique jamais des raccourcis racoleurs ou du pathos exagéré. Uniquement un voile évanescent qui recouvre les sentiments, les peines et les joies éphémères.
De fait, Michael Mann aurait pu s’adonner à un processus balisé dans Ferrari en réitérant un schéma identique, efficace en diable. Toutefois, la démultiplication des enjeux et des portraits s’ajoute à la récurrence thématique, conférant au long-métrage une densité psychologique bienvenue. L’opposition épouse- maîtresse, fils légitime décédé- bâtard bien vivant, industrie locale- omnipotence américaine ou rivalité entre les différents constructeurs se plie sous la direction d’un homme victime de ses faiblesses, mais conscient de son génie. En témoignent le lien qui l’unira jusqu’à la fin à De Portago ou la conclusion à la fois cruelle et provocatrice qui feront craqueler sa carapace patriarcale. Une évolution rendue crédible par Adam Driver et Michael Mann.
Certes, le metteur en scène ne révolutionne pas le principe du biopic en lui-même et son traitement ni hagiographique, ni vraiment critique déstabilisera ceux qui attendaient un tableau ordinaire. En lieu et place, Michael Mann délivre une fable familiale précieuse avec à la clé, l’espoir jaillissant des ténèbres. Le réalisateur y croit encore même si les cadavres s’amoncellent. Et par conséquent nous gardons foi en son cinéma.
François Verstraete
Film américain de Michael Mann avec Adam Driver, Penélope Cruz. Durée 2h10. Disponible sur Amazon Prime Video