La mémoire des vaincus, la fresque historique d’un anarchiste
Issu d’une famille paysanne misérable, Michel Ragon s’installe à Nantes avec sa mère qui est veuve. Dès l’âge de quatorze ans, il doit subvenir à leurs besoins en pratiquant ce que l’on appelle, pudiquement, des petits métiers. Ce qui ne l’empêche en rien d’être un lecteur passionné. C’est l’amour des livres qui le sauvera.
Du certificat d’études au doctorat d’État
Jusqu’à sa quarantième année, il pratique divers métiers : il est successivement manœuvre, peintre en bâtiment, mécanicien, pour finir sur les quais des bords de Seine comme bouquiniste pendant dix ans. Ce qui ne l’empêche en rien de publier des milliers d’articles sur les sujets qui lui tiennent à cœur : l’anarchisme, la littérature prolétarienne, l’art abstrait.
À l’âge de quarante ans, il devient critique d’art. Il est invité comme professeur à l’université de Montréal : son seul diplôme est le certificat d’études primaires. À l’âge de cinquante et un ans, il soutiendra un doctorat d’État et enseignera à l’université jusqu’à sa retraite.
Tel est le parcours de l’auteur de La mémoire des vaincus qu’il publia en 1989, à l’âge de soixante-cinq ans. On connaît surtout Michel Ragon pour son livre Les Mouchoirs rouges de Cholet, lequel reçut divers prix, dont celui des lectrices du magazine Elle. Il parait que sa Mémoire des vaincus était le livre qu’il préférait parmi la centaine de ses publications.
Une autobiographie fictive mais historique
Dans La mémoire des vaincus, le narrateur rencontre un bouquiniste qui ne se nomme pas Michel Ragon, mais Fred Barthélémy : c’est seul patronyme fictif que l’on rencontre dans ce roman. Fred est un anarchiste historique, avec lui nous rencontrons un grand nombre de politiques et intellectuels, depuis 1920 jusqu’en 1980. Dont, au hasard, parmi les anars : Paul Delesalle, Rirette Maitrejean, Maurice Joyeux, Louis Lecoin, Voline ; parmi les auteurs : Henri Poulaille, Jean L’Anselme, Armand Robin, Céline, Bernard Clavel ; parmi les politiques : Blum, Lénine, Trotski, Zinoviev, Thorez, Durruti, jusqu’à Daniel Cohn-Bendit… C’est dire l’ampleur de cette fresque !
Anarchiste et donc pacifiste, donc antimilitariste, il se désolidarise des anars qui adhèrent à l’Union sacrée en 39, en prévision de la guerre qui s’annonce. Enrôlé dans l’armée malgré lui, il est un des rares militaires à parler le russe. L’État l’envoie en URSS pour le représenter auprès des dirigeants bolcheviks. Ce qui le marquera à vie : pour beaucoup d’anars, il gardera l’image d’un traître à la solde des bolcheviks. Il voit comment, après avoir fait alliance avec les anarchistes et les socialistes révolutionnaires pour conquérir le pouvoir, Lénine déjà puis Staline entreprennent de les éliminer physiquement ; comment ils écrasent les soviets dont celui de Kronstadt. Fred constate que, plutôt que de représenter la volonté des prolétaires, le parti bolchevik agit en leur lieu et place, il agit contre eux pour leur bien… On apprend que, déjà, l’Ukraine se singularisa avec Nestor Makhno, chef de l’armée révolutionnaire ukrainienne qui combattit les bolcheviks dans une perspective anarchiste. De retour en France, Fred participera à la révolution espagnole, il assiste à l’élimination des anarchistes grâce aux bolcheviks. De même, c’est le PC français qui met fin au mouvement de 1936 en négociant vite avec l’État. Fred, ou Ragon, nomme cette défaite « l’affront populaire » … Un affront qui se répétera en mai 1968 : selon les communistes et la CGT, « il faut savoir terminer une grève » – avant que le mouvement social ne les déborde par la gauche en s’auto-organisant… (Anecdote : en mai 1968, je n’avais pas compris la colère de ma grand-mère me disant : « comme en 36, ils vont nous baiser ! » Je n’avais pas compris que ma grand-mère, ouvrière ayant le sens du devoir, était néanmoins dotée d’une fibre anarchiste – question de décence commune, nous dirait George Orwell : ce sens moral inné qui inciterait les gens simples à bien agir…). Toujours les communistes resteront les ennemis des soviets, comme des conseils ouvriers de mai 1968, de l’autogestion, c’est à dire des modes d’auto-organisation qui s’inspirent de l’anarchisme, du socialisme dit utopique d’un Pierre-Joseph Proudhon ou de Charles Fourier.
Ainsi, c’est une vision anticonformiste de l’histoire qui nous est proposée à travers les yeux de Fred.
L’impossible équation
Comme tout véritable anarchiste, Fred ne boit pas d’alcool et préfère être végétarien. Il cultive par contre les plaisirs amoureux – en tout égalitarisme. Car, avant tout, il refuse tout rapport de pouvoir. Il reprend à son compte l’article Autorité de l’Encyclopédie anarchiste : « Les anarchistes condamnent l’Autorité intégralement, sans aucune concession, car la moindre autorité avide de s’affermir et de s’étendre est aussi dangereuse que la plus développée, car toute autorité acceptée comme un “mal inévitable” devient rapidement un mal inéluctable. » Pour lui, à l’image de la révolution russe de 1917, de la révolution ukrainienne de 1917, de la révolution espagnole de 1936, toute insurrection commence spontanément sur un mode anarchiste, par une auto-organisation des révoltés. Quand, immanquablement, elle doit entrer en conflit avec des opposants, elle abandonne ses valeurs pour s’armer et entrer dans une lutte de pouvoir… même avant de combattre, elle est alors vaincue… ce qui arriva à la Révolution française, à la Commune de Paris…
De nos jours, le conflit syrien est l’exemple de cette contradiction, laquelle serait impossible à résoudre. C’est dire que ce livre ancien éclaire encore notre temps présent. Voilà pourquoi, selon moi, il devrait revenir en tête de gondole !
Mathias Lair Michel Ragon, La mémoire des vaincus, Albin Michel, décembre1989, 476 pages,