Vider les lieux ou comment revisiter sa bibliothèque

Situation banale ?

Un écrivain voyageur est sommé par son éditeur de quitter l’appartement qu’il lui sous-loue depuis trente-sept ans, rue de l’Odéon dans le cœur de Paris ; l’injonction a lieu lors du premier « Grand Enfermement », selon le mot de l’auteur, à l’esprit caustique.

Ce qui a pu paraître une fiction au premier intéressé donne lieu à un récit de ce que l’on appelle vulgairement un déménagement, mais qui se transforme en une odyssée vers les innombrables lectures du bibliophage que fut et demeure Olivier Rolin.

« Vider les lieux », c’est en l’occurrence surtout les lester de deux tonnes et demie – le compte est détaillé à la fin du texte- de volumes et de quelques objets, eux, de poids symbolique, qui doivent passer entre ses mains avant de rejoindre des cartons,

Si l’on se souvient que la rue de l’Odéon abrita, se faisant face, les librairies d’Adrienne Mounier et de Sylvia Beach dont la collaboration a permis, en 1922, l’édition intégrale en anglais de l’Ulysse de Joyce, alors censuré dans le monde anglo-saxon, on comprendra facilement que ce livre fasse figure à la fois de phare et de port littéraire.

Donc on s’en va. On est sommé de vider les lieux, de déguerpir, on quitte cette rue qui a cessé depuis bien longtemps d’être la grand-rue du village des lettres, la passerelle entre les langues française et anglaise, la fabrique artisanale de leur modernité, mais où rodent encore, pour qui sait les voir, les ombres d’écrivains admirés

Des lieux aux écrits, en passant par les objets

Avant d’en venir aux livres, l’écrivain, épris de l’âme des lieux, évoque des occupants, plus ou moins illustres, de son immeuble :  Thomas Paine, anglais de naissance, révolutionnaire qui échappa de peu à la guillotine, deux vieilles voisines atteintes de « syllogomanie », syndrome découvert dans Homer and Langley de E.L. Doctorow, et menaçant l’auteur de ce livre, ou encore Odette, figure attachante d’un groupe de la mouvance extrême gauche, à laquelle il prêta des livres.

Avant les personnages donc, les personnes ; et avant les livres, des journaux, cartes géographiques et objets hétéroclites se rattachent à des souvenirs, parfois plus personnels, d’un écrivain peu enclin d’ordinaire à se raconter. Un coffre et une petite valise renferment quelques effets, et surtout des ébauches de journaux tenus par l’oncle maternel et le père, deux fantômes antithétiques : l’un est « mort pour la France » en Indochine, « une France qu’on n’a pas envie d’aimer », et le second, sa rallia à la France libre dès l’été 40. Des extraits de son cahier témoignent de sa verve et de son talent littéraire, journal qu’il abandonnera au profit de notes professionnelles envoyées de Toscane à sa hiérarchie, dans le but de sauver des vies.

Écrire un livre c’est une affaire moins dramatique que de soigner un malade ou un blessé, mais tout de même il y a de la vie et de la mort à l’œuvre. Ce à quoi on essaie de donner vie menace à chaque instant de périr. Ne se contente-t-on pas de faire les gestes qui pourraient le sauver » ? On est sur le fil du rasoir.

On ne saurait évoquer ces passages plus intimes du texte sans mentionner un beau florilège d’extraits de lettres de lecteurs – en l’occurrence, en majorité, des lectrices- montrant les moments où la vie de l’écrivain côtoie celle de l’homme. Ainsi l’infirmière ayant inspiré le personnage d’Ouria dans Port-Soudan, fait l’éloge dans une missive, de « ce livre qui a été mon plus grand succès, issu de mon plus grand désastre ».

Les livres appellent les voyages et les voyages ramènent aux livres

Notre auteur revendique « un sens un peu paradoxal de l’ordre dans le désordre » ; le cheminement des livres aux voyages, et de livres en livres, est orienté par une date et un lieu inscrits en page de garde de chaque volume. S’entremêlent récits de livres et récits personnels, l’imaginaire et le réel, l’auteur étant devenu lui-même l’un de ces écrivains de voyages qu’il admire.

Tous ces paysages, ces climats, ces jours anciens, ces visages enfermés dans les livres y demeureraient secrets si au moment de les entasser dans un carton je ne cédais à la tentation de les feuilleter un moment, et alors les murs tombent… 

Au fil de ces évocations de lecteur « papillonnant », s’ébauche une typologie des lectures de voyage : les livres d’une ville comme Héros et tombes d’Ernesto Sábato pour Buenos Aires, ou d’un pays, comme ces nombreux témoignages de survivants du Goulag ; il existe une « bibliothèque du froid », des livres « ferroviaires », d’autres consacrés à l’aviation, fascination avouée sans fausse honte : « J’aime les avions ». On trouve aussi ceux qui se prêtent à une lecture au long cours dans les trains, dont le sujet contraste avec le contexte, autrement dit les livres qui ont beaucoup voyagé: La Recherche du temps perdu, par exemple, porte la mention « Pékin-Shanghai-Macao-Hong Kong-Shenzhen-Hong Kong, 2013-14 ».

J’ai pris tant de trains en Chine ou en Russie, lu tant de livres en me laissant imprégner, en même temps que par leurs phrases, par ce que je voyais à travers la glace où se reflétaient aussi les pages et mon visage lisant, que je dois résister à la tentation de tous les recenser ici.

Vider les lieux, retrouver le temps

Dans une dernière partie de ce livre « madrépore », qualificatif appliqué à l’œuvre de l’écrivain W.S. Sebald, mais qu’il ne renierait pas pour lui, Olivier Rolin, ayant enfin refermé ses cartons, parcourt la rue de l’Odéon pour évoquer, entre autres, les occupants actuels des librairies historiques. Ainsi le coiffeur Luc, qui a connu nombre d’artistes du XXe siècle, et dont la faconde, digne du monologue de Molly Bloom dans l’Ulysse de Joyce, est livrée telle quelle.

Rarement tragique ou nostalgique, le ton est tantôt doucement ironique, tantôt triste, affect universel et sans doute assez sain, dans la mesure où se dégagent de ce livre une insatiable curiosité et une force de vie.

Dans Vider les lieux, au fond, il est autant question de temps, que de lieux. Les objets et les livres sont une porte d’entrée vers l’imaginaire et les mémoires, collective et personnelle, livres qu’il ne faudrait pas quitter pour rester en vie. C’est pourquoi le texte se clôt sur l’image du phare, celui d’Armen de Jean-Pierre Abraham, ou de Bell Rock, peint par Turner.

Florence Ouvrard

Olivier Rolin, Vider les Lieux, Gallimard, « Folio », janvier 2024, 252 pages, 8,30 euros

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