Les heures heureuses de Pascal Quignard
Le titre est une redondance : bien sûr que les heures sont heureuses, car elles ne sont ni mensuelles ni annuelles… puisqu’est heureux, par définition, ce qui se passe dans l’heure… pour notre bon heur ou notre mal heur… (si j’étais lacanien j’ajouterais, finement (?), que rien ne m’étonne puisque Pascal Quignard est né à Verneuil, dans l’Eure… soit l’orthographe médiéval de « heur », alors privé de son « h » …)

Il parait que le substantif heur, anciennement eur, donc, est issu du latin augurium (« présage »), ce qui nous ouvre grande une nouvelle porte : à Rome l’augure fut un prêtre qui interprétait, devinait les signes envoyés par les dieux… n’est-ce pas ce que fait Pascal Quignard à propos des temps passés et à venir, sachant que pour lui le présent existe d’être aussi au passé : sans l’avant, et même le jadis, il n’aurait aucune consistance. Quant au présage il apparaît de plus en plus clairement, l’âge venant… plus besoin d’être devin ! Le néant à venir renvoie au néant d’avant : Quignard interroge le temps où un homme et une femme s’unirent dans un coït où il n’était pas, mais dont il viendra, comme s’il était, sur un mode quantique, à la fois absent et présent…
Ce qui me renvoie à la dernière phrase du livre, sans doute longuement méditée :
« L’inoubliable est plus grand que la vérité et l’originaire plus immense que l’inoubliable ».
Un effondrement
Voilà dans quelle fantasmagorie m’a d’abord propulsé la lecture des Heures heureuses de Pascal Quignard… Mais pourquoi pas ? Vis-à-vis de la vérité, notre auteur manifeste une souriante férocité. C’est une joie de dénudation, dit-il, une manière d’effraction qui nous laisse finalement désabusé :
« La vérité est toujours une démystification qui suppose la mystification qui la fonde ».
Puisque ajoute-t-il, toute société survit dans l’auto-mystification sur son fonctionnement. Est-ce parce qu’il vécut ses premières années dans le décor crépusculaire du Havre, une ville dévastée par la guerre, qu’il y vécut l’abandon de sa nounou allemande, ce qui le plongea pour longtemps dans un absolu mutisme ? Parce que c’est un étique rescapé d’Auschwitz, son oncle, Jean Bruneau, qui réussit à lui rendre le goût de se nourrir ? D’entrée, l’auto-mystification sociale ne fut qu’un décor en ruines… notre auteur en fut démuni, c’est un effondrement. …
Vivre en 1640
Est-ce pourquoi notre auteur aurait surtout vécu vers 1640 ? Il écrit quelque part qu’enfant cette date l’avait frappé, elle lui était devenu familière d’entrée… On constate à le lire qu’il a longtemps voyagé dans le XVIIème siècle, il nous a décrit sa musique baroque dans Tous les matins du monde, on sait qu’il la pratique. Dans notre livre, il en fréquente les auteurs qui défient l’autorité : le libertin frondeur François de La Rochefoucauld, la précieuse Madeleine de Sablé, le janséniste Jacques Esprit… ce qui nous vaut un magnifique portrait de Saint-Denis de Saint-Evremond poursuivi par Colbert pour insolence, irrévérence, liberté excessive, il se réfugie à Londres où il se fait solitaire à sa manière, pendant quarante ans il lit, entouré de livres :
« Parler en se taisant une langue que le milieu où il séjourne ignore (…), traduire dans son coin une langue morte dans une toute autre langue qui n’y sonne même pas, ce fut pour lui une même extase ».
On sait qu’en 1994, depuis trente et un ans donc, Quignard abandonna toutes activités et responsabilités, se réfugia dans la ville de Sens tout en déclarant : « « Si quelqu’un demande où je suis, je l’ignore » … depuis ce non-lieu il écrit le cycle du Dernier royaume, sans doute celui de l’écriture, dont Les heures heureuses sont le douzième volume. De là, il nous parle dans une langue aux échos baroques… le portrait de Saint-Évremond serait-il donc son autoportrait ? Et le livre en son entier une manière d’autofiction ?
La liberté, la solitude
C’est que notre auteur tient avant tout à sa liberté, bien qu’il sache l’entreprise limitée :
« Il faut faire d’étranges efforts en sorte de remonter, l’une après l’autre, les lentes étapes de la domestication, de se désintriquer des puissantes impressions de la coutume pour, sinon s’en affranchir, devenir au moins un peu désentravé et presque dissolu à leur endroit ».
La solution serait d’être ailleurs, en un autre temps, et de retrouver son présent dans le passé : nous serions alors dans l’extase d’un temps éternel… Et comme le passé n’est que « l’inoubliable », il faudrait aller en deçà de la langue, tenter « l’originaire », tel qu’esquissé dans Le sexe et l’effroi, la dernière parution avant le retrait en solitude de notre auteur… Un originaire qui s’est trouvé perdu à la naissance, avec la « douleur de la séparation interminable et de la perte de la vulve et de l’eau et de l’ombre, humiliation de la plus extrême dépendance ». On retrouve néanmoins la trace du paradis perdu dans Thalassa, l’océan doté pour Quignard de qualités amniotiques si puissantes qu’il en redoute la jouissance : c’est son amie Emmanuelle Bernheim qui se baigne pour lui, pas lui, ce qui nous vaut la description d’une amitié magnifique, au-delà des mots.
Que dire d’autre sans dérouler le livre en entier ? On en laissera le bonheur au lecteur… Je terminerai par une dernière et savoureuse citation en guise de portait de l’auteur comme « vieux samurai raffiné, défiguré, goutteux et presque négligent dans sa bravoure, cherchant un mot »… en précisant aussi que, suivant sa manière, notre samouraï nous propose une suite de fragments qu’ Edmonde Charles-Roux qualifia, alors qu’il recevait en 2002 le prix Goncourt pour ses Ombres errantes : « Il a écrit un livre qui n’est pas un roman, mais qui est mille romans. Chaque paragraphe est un roman en puissance, c’est cela que nous avons couronné ».
Mathias Lair
Pascal Quignard, Les heures heureuses, Gallimard Folio, juin 2025, 256 pages, 8,50 euros