Philo’Pop vs méritocratie : la leçon de Gilles Vervisch

Gilles Vervisch propose avec « peut-on réussir sans effort ni aucun talent ? » un essai grinçant

Publié ce mois-ci aux Éditions Le Passeur, le nouvel essai pop’philo de Gilles Vervisch frappe fort ! Sous-titré « les mirages du mérite », il s’attaque, verbe haut et sabre au clair, à la sacro-sainte doxa en cours dans la société suractive vendue par les thuriféraires de la start’up nation : la religion de la réussite !

Avec les verbatims, saillies et autres apartés du président Emmanuel Macron, érigés en bons mots par un monde communicant en mode breaking news, l’auteur nous offre un cours de philosophie croquignolesque. Et c’est pas de la pipe !

Un vade mecum en quatre chapitres

Mais difficile de classer cet opus, entre pop’culture et essai. Rien moins que la déconstruction contextualisée des modèles prônés par un positivisme, encore crédule dans certaines sphères. Une idéologie christique. Messie ? Mais non.

Dans le premier chapitre, « qu’est-ce-que le mérite », G. Vervisch revient sur l’ambivalence de l’origine de la notion même du mythe de la réussite. Ainsi, il file les métaphores judicieuses, en mode caustique. Depuis les paroles sages mais cruelles de la chanson « Être né quelque part » par Maxime Le Forestier (« on ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille »), en passant par des exemples opportuns ; people comme Léa Seydoux, gourous geeks comme Steve Jobs ou Elon Musk ; jusqu’à l’analyse de la chute de César Borgia vue par Machiavel.

La remise en cause de la part de déterminisme dans la croyance en la réussite, est donc patente pour l’auteur. Une ascension quasi-divine en mode Jupiter (suivez mon regard), comme une chute imprévue (César Borgia) doivent donc autant à un « alignement des planètes », au hasard des circonstances, qu’à la capacité personnelle d’un individu. Virtù contre Fortuna. Match nul dans ce premier round.

Réussite ou bonheur ?

Alors, si la part réelle du travail personnel est si peu efficace, que faire pour établir une grille de lecture pérenne de sa réussite ? Rentre maintenant dans les critères d’analyse, selon Gilles Vervisch, l’autre ambiguïté majeure de la croyance en la réussite laborieuse. Le succès rendraient heureux.

Haro donc sur ces littératures bienveillantes, dites de développement personnel. Ces guides aussi prisés par les business wo.men que les livres de DIY (do it your self) ou les méthodes de management efficaces. La construction de soi se confond alors avec le bonheur. La martingale est garantie. Alors succès ou poudre de perlimpinpin ? Car préférons la bienfaisance à la bienveillance , le faire ou vouloir.


Le sage n’est pas celui qui réussit tout ce qu’il entreprend mais au contraire supporte les vicissitudes du sort et sait tirer parti des circonstances. » (Aristote)

Van Gogh et Meyerbeer

Deux artistes sont alors appelés à la barre par Gilles Vervisch. On pourrait imaginer la révélation de leurs destins sur le mode du générique des Perduaders (Amicalement vôtre). Leur fatum jeté en pâture à l’interprétation des béotiens, l’un en face de l’autre. Avec ces questions en épée de Damoclès suspendues au-dessus de leurs portraits : qui a réussi selon vous ? Qui a été heureux ?

D’abord, Van Gogh, dont le portrait réaliste pose clairement le débat. Suicide (raté avec une agonie de deux jours), une seule vente de son vivant, folie et pauvreté, tout concoure à prouver la vie malheureuse et ratée du peintre. Cependant, la célébrité le propulsa au firmament de l’Histoire de l’art. Le génie même, paradoxe, sera décrit comme consubstantiel de sa terrible vie !

À l’opposé, Giacomo Meyerbeer, le compositeur allemand, installé à Paris au mi-temps du XIXe siècle, réunit tous les critères d’une vie réussie et heureuse de son vivant. Star musicale et people, il écrasait tous les auteurs de son époque. Vidant l’assemblée nationale les jours de première de ses symphonies ! Riche, adulé et populaire. Mais oublié depuis, et très vite relégué aux oubliettes de l’Histoire.

Les huguenots de Meyerbeer, opéra de Paris 2018

Invoquant alors Aristote et la philosophie morale, Stuart Mill et le libéralisme, Luther et Marx via l’éthique protestante, Gilles Vervisch persiste dans son approche culturelle du talent. Et tente une estocade philosophique voire cultuelle : transcendance ou liberté, who win ?

Destin vs Libre-arbitre

Car pour Vervisch, la faille évidente de la doxa de la réussite, est cette part intangible qu’il faut bien rapprocher du mysticisme. Magie à la Harry Potter, Dieu intercesseur des croyants, ou pacte faustien. Qu’importe ! La transcendance est un impondérable. Elle ne dépend pas de nous. C’est même là son essence. Elle borne forcément le talent, la chance et a fortiori la réussite.

Kant, en mode « critique de la raison pratique », Obi-wan Kenobi invoquant la présence de la force, le Karma du maître zen Deshimaru ou le bad run du poker addict, tout est bon à l’esprit cartésien pour contourner le postulat logique que tout projet est mesurable. Forcer la chance, c’est invoquer, de facto, ce quelque chose de plus qui habite nos espoirs de réussite. Dès lors, l’immanence du libre-arbitre, est battue à plate couture. La providence écrase le fatalisme. La réussite est Janséniste ! Elle concerne des élus !

Star Wars : du déterminisme au Jansénisme par The Flares

Méritocrate mon ami (tousse)

Et, malicieux, Gilles Vervisch de sortir son arme lourde. La parabole des talents, dans son exemplarité ! En se mettant en scène, il narre avec une distance ironique bienvenue, sa propre expérience de la dure loi de la réussite. En échec devant l’entrée à Normal’ Sup’, il ne passa les fourches caudines de l’agrégation de philosophie qu’au bout de la troisième fois.

Au terme donc d’un travail dense et complexe, il obtint ce sésame qui ouvre grand les portes du réel. Pouvoir enseigner, s’assurer un avenir. Las donc ! Est-ce à dire, que l’Eden n’est rien d’autre qu’une succession d’étapes passées avec succès, les unes après les autres. Que la réussite est forcément concours de circonstances et inversement ? Le mirage fallacieux, selon lui, est alors par trop injuste et asocial. Cette pointe douce amère de la contemplation de son avènement, place l’individu face à un hiatus angoissant, seul face à son propre pouvoir. Est-ce juste ? Et les autres ?

La responsabilité n’est pas un jeu d’équilibriste avec sa mauvaise conscience pour Einstein, invoqué alors en deus ex-machina. En matière de destin, il eut le « génie » d’avoir osé une deuxième chance, scolaire, face à un modèle pédagogique qui, à l’époque, eut tendance à le déclasser. Mais, et c’est l’un des paradoxes du livre, la manie de la douance comme excuse au manque d’attention et de talent des élèves, semble irriter le professeur qui se cache sous l’auteur Vervisch…

Une illusion pour conclusion

Grand clair est celui qui croit en l’absolue vérité de la promotion par la réussite. Gilles Vervisch, quant à lui, est persuadé du contraire. C’est un miroir aux alouettes, une illusion bien utile au monde pyramidal qui règne toujours sur la société. Malin, il laisse à chacun ce choix pascalien de définir sa crédulité. Un peu des deux sans doute, et inversement !

On lui pardonnera alors ses facilités (le sport défini comme mentalité de droite ?), ses paradoxes (confusion entre motivation et persévérance, péché d’orgueil signe des élites ?) et ses manies (un bashing inutile, et facile souvent, flinguant le premier de cordée visiblement honni, on avait très vite compris).

Car, oui, en invoquant brillamment le ban et l’arrière-ban de la pensée, en rappelant les nuances des philosophies en jeu dans les croyances contemporaines, mais surtout en les mêlant en une alchimie joyeuse, avec les références pop’culturelles (Kim Kardashian et Game of thrones dans le même chapitre !), Gilles Vervisch réussit un essai plein de verve. Il se lit en gloussant souvent, en cogitant encore plus, et en se régalant devant tant d’esprit.

Une belle « réussite » et quel « talent » !

Les “meilleurs” sont ceux qui s’entendent le mieux avec les hommes. » (Gilles Vervisch)

Marc Olivier Amblard

Gilles Vervisch, Peut-on réussir sans effort ni aucun talent ? Les mirages du mérite, Le Passeur, janvier 2019, 160 pages, 17,80 eur

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