Résistance du DVD, rencontre avec Éric Saquet

indvdpendant

VOD, Netflix, Amazon Video, streaming, téléchargements en tout genre… Face à ce régiment d’assassins, le DVD devrait être mort depuis longtemps (et le Blu-ray, pour ainsi dire, étouffé dans l’œuf). Cependant, s’il se meurt, il n’est pas encore enterré… Rencontre avec Éric Saquet, fondateur de la société ESC, l’un des derniers bastions de la résistance.  

On nous répète depuis plusieurs années que le DVD a fait son temps et que le Blu-ray, qui devait le remplacer, peine à s’imposer sur le marché. Mais la vérité est, au moins en partie, ailleurs, puisqu’il suffit de faire un tour dans une quelconque Fnac pour constater que des dizaines de titres nouveaux sortent chaque mois. Contradiction surprenante pour le profane — ces morts ont vraiment la vie dure ! Sans doute convient-il, pour y voir un peu plus clair, de s’adresser à un professionnel de la profession, représentatif d’un certain équilibre. Éric Saquet est un indépendant, mais n’est pas à proprement parler un franc-tireur ; ESC, la société qu’il a fondée il y a cinq ans, ne saurait évidemment rivaliser avec de grosses machines telles que Warner Home Vidéo, mais elle ne fait pas non plus partie de ces petites entreprises qui ne vivent que « sous perfusion », autrement dit qui mettraient immédiatement la clé sous la porte si elles étaient privées du soutien financier du CNC (Centre National du Cinéma). « Nous ne dédaignons pas les aides du CNC ; nous avons même quelqu’un dont la seule et unique fonction est d’établir des dossiers de demande d’aide auprès de cet organisme — la loi en autorise au total une soixantaine par an —, mais nous ne nous demandons jamais, quand nous décidons de publier un titre, s’il obtiendra ou non une subvention du CNC. L’aide du CNC, c’est le bonus qui permet de réinvestir dans de nouveaux programmes. »

En dix ans, la dégringolade du marché des supports physiques de la vidéo a été vertigineuse, presque aussi vertigineuse que celle du marché audio : les ventes ont été divisées par quatre. Le temps n’est plus où l’on pressait d’autorité un Harry Potter à 650.000 exemplaires ; même un DVD ou un Blu-ray d’un épisode de Star Wars n’est pas jugé digne d’occuper désormais une tête de gondole dans un hypermarché. « Néanmoins, ajoute Éric Saquet, il reste un public captif – celui des collectionneurs et des gens qui recherchent un contenu de qualité. Nous ne nous réfugions pas dans une niche – nous ne nous bornons pas, par exemple, comme certains confrères, à éditer des films d’horreur —, nous déterrons des choses longtemps enfouies, et, quand nous reprenons les droits d’œuvres classiques, nous prenons soin de proposer pour celles-ci des éditions meilleuresque toutes celles qui étaient précédemment disponibles : meilleurs masters, nouveaux bonus, livrets, packaging… Nous pourrions nous contenter d’être distributeurs, puisque nous distribuons une quarantaine de titres chaque mois et que nous sommes régulièrement sollicités par des éditeurs indépendants, mais nous nous ennuierions ferme si nous cessions d’être nous-mêmes éditeurs, et c’est pourquoi nous sortons chaque mois une dizaine de titres de notre propre cru. »

extrait du catalogue ESC

Il y a cinq ans donc, Éric Saquet travaillait comme directeur commercial chez Bac Films — auparavant, il avait œuvré chez Warner et Film Office — lorsqu’on lui fit comprendre que, en raison de la crise du marché, son salaire allait être diminué de 50%. Certes, quand d’autres employés étaient purement et simplement licenciés, une telle « proposition » pouvait apparaître comme un cadeau royal, mais Éric Saquet, sans pour autant abandonner totalement le navire, décida de prendre un peu de recul et préféra exercer les fonctions de consultant pour ne plus être payé qu’en honoraires. Quelque temps plus tard, un ami de la Fox lui met sous le nez une liste de cinq cents films qui cherchent tous à trouver acheteur. Il la transmet à Bac Films, mais à Bac Films on lui redit que l’ère du dvd est terminée, et on n’en démord pas, alors même que la Fnac est prête à couvrir la plus grande partie des frais, à ne retourner aucun titre si on lui accorde une exclusivité de six mois sur une centaine de titres par elle-même sélectionnés dans la liste de la Fox. Éric Saquet prend alors le risque de casser sa tirelire pour se lancer tout seul dans l’aventure. Il achète les droits de vingt films pour 100.000 euros : heureusement, la Fnac est très intéressée par ces vingt films, les prend tous et l’affaire est rentable malgré de lourds investissements. Adieu, Bac Films. Bonjour ESC (Éric Saquet Conseils, maison fondée précisément le 19 avril 2014) [1]. Manque un administrateur capable d’établir des factures en bonne et due forme, autrement qu’à deux heures du matin sur un coin de table : Saquet trouve ce lieutenant en la personne d’Emmanuel Grésèque, qui a évolué dans le disque et la vidéo, entre autres dans l’ex-Virgin Megastore, enseigne où les nouvelles tendances émergeaient. En cinq ans, l’équipe de ESC s’est quelque peu étoffée : elle compte désormais une quinzaine de collaborateurs et le chiffre d’affaires, de 400.000 euros au départ, a été multiplié par dix.   

extrait du catalogue ESC

Quel est le coût de production d’un DVD ou d’un Blu-ray ? Il peut évidemment y avoir des variations énormes d’un titre à l’autre, et le seul montant des droits pour un film comme Les Oubliés — production germano-danoise distinguée dans de multiples festivals — a pu atteindre 60.000 euros, mais une facture moyenne pour un film classique ressemble en gros à ceci : de 5.000 à 15.000 euros pour l’acquisition des droits ; entre 1.500 et 5.000 euros pour l’acquisition ou, lorsque cela est nécessaire, la fabrication d’un master ; environ 2.500 pour ce qu’on nomme l’authoring, autrement dit pour la réalisation des arborescences qui composent le menu ; 10 à 15 euros par minute pour les sous-titres quand il faut ajouter des sous-titres ; entre 1.000 et 2.000 pour l’illustration de la jaquette ou du boîtier (ESC, contrairement à certains de ses confrères qui reprennent systématiquement l’affiche originale, tient à offrir toujours une création). Enfin arrive le conditionnement proprement dit, mais le coût est, là, extrêmement variable : 1,5 euro par pièce, mais c’est une tout autre affaire quand le boîtier est en métal, puisque ce seul boîtier va chercher dans les 8 euros. Résumons : pour qu’un DVD ou un Blu­‑ray ne perde pas d’argent, il faut qu’il se vende à 1.500 exemplaires. L’affaire commence à devenir rentable à partir de 2.000…

bande annonce de Classe 84

Des bouillons ? Jamais, assure Éric Saquet : « Nous sommes prudents. Le temps n’est plus où l’on pouvait placer 50.000 exemplaires d’un coup. Aujourd’hui, nous faisons de la microchirurgie. » Pour les DVD comme pour les livres — à ceci près qu’il s’agit d’un droit pour ceux-ci et d’un usage pour ceux-là —, le client peut retourner ses invendus. « Mais cela se règle à coups de négociations. Je connais personnellement depuis longtemps mes interlocuteurs chez Auchan, chez Leclerc, à la Fnac, chez Amazon. J’entretiens avec eux des relations qui ne sont pas simplement commerciales. Il n’y a pas de conflits. Dans l’ensemble, ces interlocuteurs font preuve d’une réelle bienveillance à l’égard d’ESC, qu’ils voient comme une petite société qui monte. »

Des déceptions, malgré tout ? Quelques-unes. On attendait beaucoup de l’un des premiers films de Robert Zemeckis, Crazy Day, sur la première tournée des Beatles aux États-Unis. Jour sans pain. Autre erreur, due à un excès d’optimisme fondé sur le fallacieux principe « S’ils ont aimé ceci, ils aimeront cela » : Dans un recoin du monde, film d’animation japonais couronné au Festival d’Annecy ayant fait un tabac (60.000 entrées cinéma, plus de 25.000 DVD vendus), on crut qu’on allait vivre la même expérience avec Capitaine Morten et la Reine des araignées, film découvert lors d’un marché à Cannes et possédant apparemment les mêmes vertus. Même dispositif mis en place, mais « la sauce n’a pas pris ». 20.000 entrées cinéma. Les centrales d’achat ont donc été beaucoup moins enthousiastes lorsque leur a été proposé le DVD. (Pour éviter pareille déconvenue, ESC ne sortira qu’en DVD et Blu-ray T-34, film de guerre russe ayant coûté plus de trente millions de dollars, mais a prioripeu apte à attirer des foules dans les salles françaises.) 

Bande annonce de Capitaine Morten et la Reine des araignées

Des frustrations ? Quelques-unes, bien sûr, lorsqu’un confrère tire un peu plus vite que vous : « On a laissé passer les films de Ray Harryhausen. » Mais cela fait partie du jeu. Et marche dans les deux sens : certains titres acquis par ESC ont pu rendre jaloux d’autres éditeurs. Un peu plus agaçant, le refus pur et simple de certaines compagnies américaines de vendre les droits de films qui dorment sur leurs étagères et qu’elles n’ont pas la moindre intention de sortir elles-mêmes. On peut parfois modifier la situation en sollicitant des rendez-vous avec les antennes françaises des majors. Mais les majors ne s’intéressent vraiment qu’aux droits numériques. Les droits pour un DVD français ne représentent rien pour elles.

La presse papier joue encore un rôle important dans la diffusion d’un titre, mais il est difficile de quantifier celui-ci précisément. « Chez Virgin, on pouvait voir les ventes multipliées par quatre ou cinq les jours qui suivaient la publication d’un article », se souvient Emmanuel Grésèque. Aujourd’hui, pour prévoir la portée d’un papier publié par Libération surL’Ange de la vengeance d’Abel Ferrara, il se livre au calcul suivant : « Libé, tirage 80000 exemplaires. Soit, en gros, 200000 lecteurs selon le taux de reprise en main. 40% verront l’article. 5% le liront vraiment. Nous avertissons nos clients quand un article de ce type doit paraître. Les ventes d’un coffret sont montées en flèche quand Hanouna l’a montré pendant son émission. » De la publicité dans Mad Movies, Les Années Laser, Télérama, Le Parisien, mais le budget publicitaire de ESC n‘est pas extensible. Internet ? Fort utile aussi, mais certains érudits-pinailleurs vous font parfois de mauvais procès, expliquant qu’il manque trois dixièmes de seconde dans tel plan à la cinquante-troisième minute de tel film, et l’on peut même raisonnablement se demander dans certains cas s’il n’y a pas franchement malveillance. « Mais on ne saurait aller là-contre », commente philosophiquement Éric Saquet. Il entend simplement développer la page Facebook de ESC. 10000 abonnés en deux ans. Tous les espoirs sont permis.

Reste la question du développement de la société ESC elle-même. « Le marché du DVD est en déconfiture. TF1 est en train de retirer ses billes. A priori, nous continuons sans chercher à accélérer. Mais nous courons le risque de nous faire doubler. Seulement, si nous sortons plus de titres, nous risquons de nous perdre. Il faut garder la tête froide et ne pas exploser en vol sur un marché en récession. » Too big or not too big, that is toujours the question.

FAL 

[1] C’est aujourd’hui ESC qui distribue Bac Films… 

Laisser un commentaire