Déterminisme, une science de la vie sans libre arbitre
Polymathe de notre temps, à la jonction de plusieurs disciplines (parmi lesquelles : neurobiologie comportementale, philosophie, génétique, psychologie, sociologie…), Robert Sapolsky tente d’abattre plusieurs siècles de dogmatisme qui pose que l’homme est doté de son libre arbitre, dont découlerait le mérite et la responsabilité. Salué par Oliver Sacks, une référence majeure, son essai Déterminisme impose le respect et ouvre un grand nombre de réflexions qui, pour le moins, vont dérouter. Il présente son travail en deux moments. D’abord, l’ensemble des arguments qui s’opposent à la notion de libre arbitre, puis ceux qui la défendent, ces derniers étant réfutés un par un. Dans un deuxième temps, il pose les conséquences — essentiellement morales — de ce qu’il défend : le déterminisme est absolu.

Le rêve d’Archimède
La position de Robert Sapolsky consiste à demander qu’on lui montre un élément qui soit tout à fait premier, c’est-à-dire, pour tout individu, non déterminé par son histoire personnelle depuis le stade foetal (en remontant aux gènes parentaux et ancestraux), son environnement (famille, éducation, pays, etc.) et la création de celui-ci par des siècles de culture et d’histoire, par une chaîne de réactions qui remontent de neurone en neurone, d’atome en atome, jusqu’à en trouver un qui aurait pu déterminer une action causa sui, par elle-même. En quelque sort, il cherche à montrer que le rêve, sans doute apocryphe, d’Archimède, « donnez-moi un levier et un point fixe, et je soulèverai le monde », est un voeux pieux. Rien ne pourra jamais avoir été sans déterminants précédents. Rien n’existe à partir de rien, et l’adage ex nihilo nihil est toujours vérifié.
Il défend donc que nos actions, nos pensées et nos comportements sont entièrement déterminés par une combinaison de trois facteurs : nos gènes, notre environnement et nos expériences passées. Ainsi, chaque décision ou action humaine s’inscrit dans une chaîne de causes biologiques et environnementales qui échappent à notre contrôle conscient.
En un sens, Sapolsky l’adapte au moyen de la neurobiologie et se fait héritier du principe de causalité défendu par Spinoza. À toute chose il y aurait une cause, et pouvant remonter la chaîne infinie des causes, sans en trouver jamais la première, et nos actions seraient donc déterminées. Cela n’annule pas la possibilité de la liberté, celle-ci N4étant réelle quand elle répond à sa propre suite causale (La liberté n’est pas l’absence de causes, mais la connaissance de ces causes).
Moralité
Partant de cet immense travail scientifique, Robert Sapolsky pose un principe moral qui est la non-responsabilité de personne, en rien. De là découle principalement qu’il faut apprendre à reconnaître en chacun non pas ses mérites personnels mais la chaine des conséquences qui l’a conduit soit à réussir, soit à échouer, car si le déterminisme est absolu — et il réfute les déterminisme en demi teinte ou arrangeants… — alors le mérite personne ne joue en rien en aucune occasion.
Est-ce à dire qu’il faille instaurer une manière d’anarchie de la non-responsabilité ? Bien sûr que non. Et une part essentielle de Déterminisme consiste à montrer comment il faut à présent vivre avec. Après la révolution copernicienne, assiste-t-on à une révolution « sapolskyienne » ? Quoi qu’il en soit, ce qui est remis en question est colossal, aussi bien les divinités qu’une grande part de la philosophie occidentale, celle qui conduit à l’existentialisme notamment. Bien sûr, et Robert Sapolsky le signale d’ailleurs, les résistances vont être nombreuses, chacun voulant défendre son pré-carré, mais chacun va être en ce cas confronté à l’ensemble des éléments des autres domaines du savoir qui contredisent sa position, Robert Sapolsky ayant — tentant d’avoir — pour sa part une position œcuménique.
Les conséquences finales sont une profonde remise en cause la notion de responsabilité individuelle telle qu’elle est traditionnellement conçue, et invite à repenser les fondements de la morale, de la justice et de la punition. Se développe alors une vision du monde — appuyée non sur des lubies mais sur les dernières avancées de la science — qui montre que nous ne sommes pas aussi « libres » que nous le croyons, et où cette prise de conscience pourrait, selon lui, rendre nos sociétés plus justes et plus humaines.
Foisonnant et accessible
Déterminisme se lit avec facilité par les non spécialistes car le propos est toujours illustré de manière limpide et dans une langue particulièrement claire. Et Robert Sapolsky y ajoute assez souvent des notes d’humour, de langage parlé, qui donne à son propos l’allure d’une manière de longue conversation. C’est un ouvrage complexe dans l’ensemble des données qu’il manipule et expose, mais c’est aussi une somme de vulgarisation incroyable de l’ensemble des savoirs possibles à ce jour dans les domaines qu’il explore.
Ce qui est également particulièrement utile, c’est la manière dont l’ouvrage fonctionne, d’abord en réfutant toutes les thèses auxquelles l’auteur s’oppose, puis en laissant la sienne s’imposer presque naturellement. Cela n’en fait pas pour autant une lecture facile, mais quelle aventure pour l’intelligence que de se confronter à cette hypothèse vertigineuse : le déterminisme est absolu. De cela découle des controverses et possibilités infinies et passionnantes : est-on vraiment « seul » quand on fait un choix ? La chaîne infinie des causalités est-elle prescriptible (motivant nos choix) ou descriptive (expliquant nos choix) ? Le déterminisme est-)il autre chose qu’une « excuse » pour trouver un autre responsable aux faiblesses humaines ?
Loïc Di Stefano
Robert Sapolsky, Déterminisme, traduit de l’anglais par Éric Loonis, arpa, juin 2025, 680 pages, 29,90 euros
