Vacances de Noël de Somerset Maugham

Selon Evelyn Waugh, connu pour être plutôt avare de compliments et le moins amène des confrères, les Vacances de Noël de Somerset Maugham, assez particulières, convenons-en, étaient « en termes de pure réussite technique son meilleur livre ».

 J’ai trop d’admiration pour l’étrange Mister Maugham pour suivre son auguste confrère.

Dès 1915, Servitude humaine ou l’éloge anthume de la beat generation, Maugham se comportait en maître de la narration. Aucune des ficelles du métier déjà ne semblait inconnue à ce sujet britannique élevé en France.  Sur ce point il serait bon, considérées ambitions et talents, de le rapprocher de Nabokov plutôt que de persister à en faire « un Maupassant anglais » (1). 

Le moyen encore d’estimer Vacances de Noël supérieur au Fil du rasoir qui, d’une main ferme conduisait le lecteur à arpenter l’écart insécable qui désunit le soldat de la femme qui l’attendait. Comment mieux évoquer ce qui distingue ceux de l’Arrière du Revenant que ne le fait Maugham, propulsant les consciences dans ce trou noir qui, pour jamais, dérouta toutes les tentatives d’unions sacrées et conduisit, bistro bistro et au pas de l’oie, les foules en délire vers ces nouveaux sports d’équipe dont les démérites ne sont plus à prouver.     

 Vacances de Noël est effectivement un bel ouvrage. 

Roman ? Hapax.  

Au ciel de la littérature, un diamant aux mille facettes dont nos yeux longtemps demeureront brûlés. 

Que Souchon me pardonne ! Plus qu’un auteur de romans pour Dames Somerset Maugham s’impose comme l’un des derniers grands écrivains européens d’avant le temps du triomphe des avant-gardes.  Un ultime classique. 

Sa méthode est subtile 

Sous le masque de thèmes surannés et à l’abri des formes éprouvées, pudique, se cachent une érudition impeccable et une connaissance de la nature humaine à vous glacer les sangs. Inutile d’user d’une langue jazzy, de congédier les verbes, de multiplier interjections et points de suspension ou d’en appeler au seul sensible pour dire l’étrange noirceur du pauvre cœur des hommes. Inutile aussi de s’apitoyer sur leur sort. 

En ces sortes d’affaires, toujours le spectateur les trouve bornés et bien déterminés à gratter la blessure. En fait de jardin, la plupart d’entre eux ne se plaisent qu’à cultiver leur malheur, déguisant masochisme et faiblesse en ferveur religieuse. A moins que ce ne soit en ces philosophies de bazar où, hypostase de la mort bienheureuse, l’épine noire de la mélancolie, les ténèbres du sens, le veuvage de la vie, les crépuscules brutaux et manqués évanouissent la splendeur des aubes et défont le goût premier des commencements.  

La vie est un bal tragique

Pour Maugham, la vie est un bal tragique, qu’éclaire la lucidité et que rythme la quête du délaissement. Froid, à la manière de Stendhal. Précis et désespéré à celle de Flaubert. Maugham est un humoriste à relire les soirs de spleen où les rêves et les illusions décomposés dansent une gigue grotesque. En dépit de la noirceur du propos, je ne sais plus roborative lecture.   

A son sujet apparent, « l’éducation sentimentale » au sens flaubertien de Charley, pâle gentleman anglais à Paris, sa rencontre des bas-fonds, des recoins les plus sordides de l’âme humaine et des misères subséquentes, se conjugue un autre sujet peut-être plus passionnant : le croisement de la névrose anglaise avec son exact contraire, ce qu’il est convenu de nommer « l’âme russe » ou « panslavisme », cette propension déplaisante à la souffrance qui révulsait tant le grand Nabokov et que Maugham se contente de mettre en relation — en collision serait plus juste mais Maugham, en toute circonstances, conserve cette matité et cette modération toutes britanniques —, avec son héros.

Posément, lentement, sans que sa victime ne voit rien venir, l’auteur saisit entre ses griffes son personnage, puceau de la vie comme de toutes choses et le détruit comme un chat le fait d’une souris. Sous-titre possible : Comment perdre un empire. L’indifférence au monde et la bovine suffisance britannique eurent raison des rêves de ses grands hommes, tandis qu’alentour, soudain, tout ne parut plus que grimaces et faux semblants. 

Deanna Durbin dans le rôle de Jackie et Gene Kelly dans le rôle de Robert dans l’adaptation de Robert Siodmak (1944)

Tout disparaîtra  

Ce n’est pas sans raison que j’ai évoqué L’Education sentimentale

Charley n’a qu’un ami, Simon ; comme Fréderic n’eut de meilleur que sa belle jeunesse aux côtés du traître Deslauriers. Ainsi de toutes les misères de l’existence ne demeurent que des cendres afin que le terrible mot de « non-lieu » se doive graver sur toutes tombes humaines.

Si Charley est tellement heureux de se rendre à Paris, c’est de revoir Simon qu’il n’a vu de deux ans. Dès la gare du Nord, il sent le choc, Simon n’est pas à l’arrivée. Charley court à l’hôtel, tout à la hâte de le retrouver. Pas davantage. En vain encore, il attend son appel. En réalité Simon ne l’a convoqué que pour lui faire un éternel adieu. 

Somerset Maugham

Et quel adieu ! 

Il faut lire ces Vacances de Noël pour suivre les ravages d’une âme, dévastée par la métamorphose d’un être cher, jusqu’à ce que désormais, toute confiance abolie, plus un être, plus un lieu, plus une idée ne lui soient sûr asile. 

Simon, en deux ans, a effectué à rebours le parcours de Jean Anouilh des Pièces noires et grinçantes aux Pièces roses, abandonnant à leur goût du malheur ses irascibles et merveilleux personnages d’Antigone et de la Sauvage et troquant leur œuvre de mort pour ce programme parfaitement contre-révolutionnaire qui oppose Danton à Saint-Just dans Pauvre Bitos :   les métiers, les enfants, les douceurs de l’amitié et de l’amour, toutes choses auxquelles Simon, avec une volonté de fer, s’est évertué, avec un franc succès, à renoncer. Au programme, la haine, le goût des privations, le vertige de la domination de soi, prélude à la domination du monde, en un mot, le triomphe de la volonté. Le jeune homme Bonheur s’est éclipsé, remplacé par un de ces êtres dont dont fait les commissaires des peuples.

Et Simon conduit Charley à la maison de la Turque, au Sérail, un bordel où officie Lydia, une jeune fille russe, héroïne involontaire d’un fait-divers qui valut à Simon une certaine notoriété de journaliste. La victime étant d’origine anglaise, le jeune ambitieux eut l’opportunité de suivre le procès et de s’en faire l’impitoyable rapporteur. Jusques à l’écœurement, Charley devra supporter cette prose nihiliste, que ce beau geste qu’on dit « crime gratuit » inspire et avec une patience sans égale, prendre soin de la jeune Lydia, victime expiatoire de Lénine, du Guépéou et du romantisme complaisant qui fait les assassins si beaux qu’ils font mourir le jour. 

 Vacances de Noël ! Tu parles, Charles. A d’autres ! 

Deanna Durbin chantant Spring Will Be a Little Late This Year dans le film Christmas Holiday

Maugham est impitoyable   

D’un prototype l’autre. La figure de Charley incarne celle du fils parfait, celui qui, passés quelques brefs instants d’égarement — la nécessaire tentation de la bohème — s’en revient sagement au bercail. Le lecteur connaît la famille du prodigue. Les grands-parents avaient été respectivement cuisinière et majordome, qui se sont enrichis par la spéculation immobilière sous l’heureux règne de Victoria. A présent anoblis, ils aspirent à la Pairie. A la fin du roman, ce sera chose faite. Bien entendu, ces Verdurins, fraîchement accotés à Guermantes, sont gens de peu — méprisables sans doute. Mais enfin, Charley, au commencement, n’était pas leur clone parfait, puisque parmi tous les amis possibles, il a élu Simon, l’orphelin, le rebelle.

Et puis, suivre la mode et s’esclaffer à tous les beaux endroits qui méritent des Ah ! Préférer Picasso à Chardin, la Joconde à la Duchesse d’Albe n’est pas un si grand crime que le Béotien mérite l’échafaud ! Préférer jouer au bridge à une heure de lecture de Hegel ou de Schopenhauer, pas davantage. Quant à interpréter Scriabine sans céder au vertige de l’extase et y fourrer l’abécédaire de la théosophie ne condamnent pas nécessairement à avoir la tête tranchée. L’art comme la vie a ses célibataires. Et comment sans mécènes survivraient les artistes ? Chacun à la place où sa nature et son éducation l’a placé.  

De l’Universel dont on fait les bûchers

Les révolutionnaires ont en commun avec les prêtres ce sens aigu de l’Universel dont on fait les bûchers.  

Tricotant un mélo où Margot, sa lectrice, ne pourra pas, trop occupée à rire, pleurer, Maugham fait revivre au lecteur en accéléré la célèbre saga du Propriétaire selon Galsworthy.   

Peu d’êtres, il est vrai, diffèrent davantage que Charley et Simon.

L’un est docile et apte au bonheur, à la vérité aussi d’une grande et véritable bonté. L’autre, de ces intelligences, qui poussent ceux qui en sont atteints à brûler le diamant jusqu’à révéler sa nature de verre. 

En moins d’une semaine, voir ses valeurs et ses illusions en cendres, l’amitié qu’on croyait éternelle, rendue à son dernier soupir est un bien rude coup. 

Gageons que Charley ajoutera à ses qualités natives la rudesse et l’égoïsme britanniques. Il deviendra l’ennemi que Simon, par la plume et la politique, l’encre et le sang, s’apprête à affronter. Jusqu’au sacrifice suprême. 

Dans ce bref chef-d’œuvre, ce délicat roman anglais, le lecteur réentendra comme en sourdine d’autres voix. Celle du terrible Barrès des Déracinés. Du Tourgueniev de Père et fils, découvrant à ses lecteurs l’inouïe puissance et les rares maléfices du nihilisme. Celle de Dostoïevski, confrontant la volonté de contrition et de sainteté aux plus noirs desseins de l’homme. 

C’est là tout le miracle de l’art de Maugham. Avoir enfermé autant d’arsenic dans un bonbon acidulé. Et tout cela sans détruire d’un seul pouce l’ordonnance du salon et de la bonbonnière. 

Sarah Vajda

Somerset Maugham, Vacances de Noël, 10/18, 256 pages, 7,10 eur

(1)  Ce que fait son traducteur ou son éditeur sur le site des éditions Séguier. 

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