La Chasse aux âmes, le roman quête de Sophie Blandinières
Après un premier roman terrible sur l’enfance maltraitée, Le Sort tomba sur le plus jeune, Sophie Blandinières revient avec La Chasse aux âmes, roman tout autant difficile. Difficile par le thème aussi bien que par l’écriture, pourtant si belle, si prenante, mais qui ne laisse rien passer, qui extrait de ce réel l’âpreté et la grâce mêlés. Cette réalité même dont Pierre Desproges avec son intelligence et sa malice avait réussit à faire rire, pourtant. Et les gens riaient car la connivence du ressenti commun s’établissait : comment confondre un camps d’extermination et une usine de fabrication de saucisse ? Ajoutant la gravité à la farce, Sophie Blandinières ose le fantasme suprême : et si un héritier de survivant était venu pour se venger ?
La littérature comme souffrance nécessaire
La Pologne, comme une banquise, se détachait d’eux, le sol où elle était née ne portait plus ses pieds, son poids léger pourtant, le ciel sous lequel elle riait tombait par lambeaux, comme une mue de Dieu.
La littérature n’est pas affaire de sensiblerie quand il s’agit de conforter le réel à ses propres créatures terribles. Non pas des monstres, car ce serait rejeter loin de la responsabilité des humains les faits. Ah, le si utile monstre qui dédouanerait… Non, Sophie Blandinières le crie de toute la souffrance de son empathie : le mal est dans l’homme, en chacun, en tout un chacun. Des voisins, des amis pourquoi pas, mais qui ont, à un moment de l’Histoire, considéré l’autre non plus comme leur frère mais comme un sous-être d’une autre espèce, dont il était demandé de se débarrasser. Alors il fallait obéir, agir pour la purge, ou, plus lâchement, laisser faire… Bien sûr, le quidam ne peut pas seul se lever contre les exactions d’une dictature, mais au moins peut-il ne pas feindre l’ignorance que dans milliers d’hommes et de femmes sont incinérés non loin de chez lui… L’odeur de la mort, ses volutes industrielles, n’est-ce pas !
De la pureté
[…] la petite Ava, maintenant, il faudrait s’en occuper, lui trouver un refuge où personne ne se douterait qu’elle était juive, où l’on oublierait sa mère, où l’on ne saurait rien du père sauf qu’il ne reviendrait jamais chercher sa fille, où le temps filerait dans le bon sens, vers un futur qui ne sentirait pas le brûlé, où l’on pourrait faire confiance à ses voisins.
La grande question que pose La Chasse aux âmes, est celle de la pureté. Celle des actions de Joachim, qui va remonter le temps et venger ses ancêtres dont il vient de découvrir l’existence comme un choc insurmontable. Sa vie d’avant n’existe plus, ne peut plus exister, car tout est né d’une supercherie. Celle de la pureté de sa naissance, la pureté comme ligne de démarcation entre ceux qui doivent vivre et les autres. Mais surtout la pureté, parmi ces autres infâmes et animalités au rang de vermine, qui va créer quelques Justes, qui sacrifieront l’histoire même de leur peuple pour sauver des enfants.
Les enfants du ghetto n’ont pour seul espoir de survivre que l’erreur qui les y aurait placés. Aussi, le génie de ces femmes sera-t-il de les faire devenir autre. Expurger le Mal en redéfinissant l’enfant comme non-juif, au yeux des bourreaux, pour lui donner, dans cette nouvelle vie, l’espoir de vivre. Et tout le roman La Chasse aux âmes va être de reconstruire, méthodiquement, le parcours des femmes qui ont su privilégier la vie au prix d’une redéfinition même de l’être. Effacer le juif en l’enfant pour que l’enfant survivre. C’est aussi exterminer, mais par amour, un peuple et son histoire, sa culture, pour sauver des enfants, espoirs de l’humanité.
Et le Ghetto en lui-même, taie purulente au milieu de la Pologne, où l’on enferme les Juifs pour qu’ils meurent entre eux et sans qu’on ait à s’en occuper, comme autant de vermines trop abjectes… Le lent travail du temps qui commencera par les plus faibles.
Les âmes mortes
La Pologne, comme une banquise, se détachait d’eux, le sol où elle était née ne portait plus ses pieds, son poids léger pourtant, le ciel sous lequel elle riait tombait par lambeaux, comme une mue de Dieu.
La Chasse aux âmes n’est pas racontable. Il vous suffira de savoir qu’il est question d’enfants sauvées, de femmes d’une force incroyable, d’un monde alentour d’où n’émerge que la nuit, d’homme dont l’Histoire révèle face hideuse. Car si les enfants sont sauvés, ne le sont-ils que par humanité et altruisme ? Des alentours de l’immonde Ghetto de Varsovie ne pouvait-il émaner que du fétide ? Et de l’immense émotion d’apprendre qui l’on est dans un monde qui a voulu vous détruire et vous changer, s’accaparer votre vie jusqu’au bout, pour les siècle des siècles.
La Chasse aux âmes est un roman très dense. L’écriture vous empoigne et vous malmène. C’est une écriture à vivre, à supporter jusqu’à s’en meurtrir. Elle vous oblige à regarder au fond de l’âme, au fond de ces âmes volées, comme au fond d’un puits pour un voyage si effroyablement beau !
Loïc Di Stefano
Sophie Blandinières, La Chasse aux âmes, Plon, août 2020, 240 pages, 18 eur