Staline, le dictateur efface l’homme
L’énigme stalinienne
Le petit père des peuples a déjà suscité l’intérêt de nombreux biographes, comme par exemple Robert Service en 2013. Nous avons ici affaire à celle d’Oleg Khlevniuk, paru chez Belin en 2017 et que Gallimard ressort chez Folio en ce début d’année. On doit à Klevniuk, qui a bénéficié de l’ouverture des archives après l’effondrement de l’URSS, Le cercle du Kremlin, Staline et le bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir (Seuil, 1996) qui déjà permettait de comprendre le fonctionnement du sommet de l’Etat soviétique au moment des grandes purges. Ici il retrace l’itinéraire du « vojd », le plus grand dictateur de l’histoire et l’un des pires criminels de masse. Mais au fond qui était Staline ?
Un homme des marges
En lisant cette biographie on comprend que rien ne prédestinait au fond le futur Staline à avoir ce destin. Le jeune géorgien Joseph Djougachvili était destiné au séminaire mais il se révèle vite indocile, voire rebelle. Comme d’autres futurs bolcheviks, il bénéficie finalement d’une solide formation et devient un agitateur patenté. Sa vie jusqu’en 1917 alterne les périodes de clandestinité et d’exil. Il se marie une première fois mais perd sa femme très vite : en est-il affecté ? Devenu Staline, le « merveilleux géorgien » célébré par Lénine, il sort de l’obscurité grâce à la Révolution d’Octobre mais n’en occupe pas les premiers rôles : ce sont Lénine et Trotski qui sont sur la scène.
Le dictateur
Dénué de charisme, Staline se révèle cependant un redoutable manœuvrier politique. Il investit le parti, en devient le secrétaire général. Il écarte Trotski, pourtant plus doué, plus intelligent en s’appuyant sur l’aile droite puis met fin à la NEP en s’appuyant sur l’aile gauche. Les années 30 le voient régner avec plus de pouvoir qu’un tsar, ordonnant la collectivisation des terres (provoquant une famine en Ukraine qui cause des millions de morts) ou les purges qui éliminent les anciens bolcheviks comme Zinoviev et Kamenev. Avec lui, l’URSS devient une société sur le qui-vive permanent, surveillée par l’appareil de sécurité. Staline agite l’existence de menaces étrangères pour justifier sa politique mais sait reculer face aux masses quand il le faut : ainsi il autorise les paysans à garder des lopins de terres. Quant à sa vie privée, elle est réduite à la portion congrue: sa femme se suicide, ses fils vivent loin de lui et sa fille Svetlana le déçoit…
Paranoïaque, il va pourtant se faire berner par Hitler en 1941 : il en résultera 27 millions de morts.
Mort au sommet
Arrachée au prix fort, la victoire de 1945 n’a pas changé l’homme. Staline ne veut pas qu’un possible successeur émerge de son entourage : il rabroue ainsi Molotov ou Mikoïan, favorise Jdanov. Toujours insensible au sort des masses, il impose une réforme monétaire qui appauvrit les campagnes et favorise les villes. Enregistrant l’arrivée de la Chine dans le camp communiste, il provoque la guerre de Corée pour tester la détermination américaine. Joueur d’échecs en pleine parano, Staline se prépare à lancer une nouvelle campagne d’ntimidation via le complot des médecins et la propagande contre le « cosmopolitisme », c’est-à-dire les juifs soviétiques accusés de pactiser avec leurs coreligionnaires américains. En fait, il teste l’occident comme dans les années 30 pour obtenir… Quoi au juste ? au fond le régime stalinien ne repose que sur la Terreur permanente. Sa mort en 1953 est le premier signe de l’effondrement du système soviétique car sans la Terreur, il ne peut tenir longtemps.
Alternant des chapitres consacrés aux circonstances de sa mort en 1953 avec des chapitres strictement chronologiques, cette biographie est une réussite qui permet de comprendre comment cet homme s’y est pris pour perfectionner le système totalitaire inauguré par Lénine, au prix de millions de morts, tout en étant l’objet d’un culte effarant.
Sylvain Bonnet
Oleg Khlevniuk, Staline, traduit de l’anglais par Evelyne Werth, préface de Nicolas Werth, Gallimard « Histoire », janvier 2019, 720 pages, 12,10 €