Le nanti et l’usurpateur
L’art de la nouvelle est par excellence celui de la liberté. Une idée survient, un bon mot, une impression, et voilà qu’elle se trouve couchée en dix à vingt pages, pas une de plus. Le nouvelliste est vif et ardent, il pratique la légèreté, il n’a rien d’un tâcheron, genre romancier attelé à son projet pendant une année entière, pour le moins.
C’est que Tristan Ledoux cultive avant tout la liberté. N’a-t-il pas déclaré dans un entretien qu’il désirait se débarrasser de tout héritage, au sens parental ou familial ?Que lorsqu’il se regarde dans un miroir, il essaie de ne pas voir son père ? Si vous interrogez l’IA copilot, vous apprendrez que « ses œuvres explorent des thèmes tels que l’identité, les structures sociétales et la condition humaine, souvent à travers le prisme de la pensée spéculative et critique ». Comme ces généralités statistiquement évaluées ne devraient pas suffire à vous contenter (malgré les craintes de Tristan Ledoux à cet égard : n’imagine-t-il pas être un jour supplanté par les neurones artificiels d’un robot ?) je me vois contraint d’ajouter quelques éléments…
De l’humour avant tout !
Dans Le nanti et l’usurpateur, au cours de quatorze nouvelles, Ledoux nous tire à hue et à dia, chaque histoire nous réservant une nouvelle surprise : dans un premier texte un couple désabusé tente de rejoindre un mythique océan, au travers d’une terre dévastée. Dans un autre, un garçon parvient à fuir une église avant qu’elle ne devienne un charnier. Dans un troisième, une amitié défaite conduit à un geste extrême. Dans le palais des papes à Avignon, l’attention du narrateur est captée par un détail, tant pis pour la pièce de Racine qu’on y représente : une mouche vole de crâne dégarni en crâne dégarni… à lire le bien nommé Ledoux, on comprend que l’humour n’est pas une spécialité seulement anglaise mais aussi bruxelloise, version wallonne. Baudelaire fut un vil calomniateur, la Belgique n’est pas si pauvre en talents !
L’art de la rencontre

Je suppose que tout auteur soigne particulièrement ses dernières pages, peut-être en supposant que son lecteur en conservera le souvenir ? J’ai donc lu la dernière nouvelle, titrée L’interminable résonance de l’autre en moi avec une attention particulière. J’y ai trouvé exposé son art littéraire – à moins que ce soit un art de vivre… Serait-ce un art de la rencontre ? Voilà ce qu’il nous en dit : « la vraie rencontre se traduit par une résonance qui ne s’estompe que très lentement, voire jamais ». Il faut pour cela « regarder par la fenêtre de notre maison depuis l’extérieur » : ne dirait-on pas du Magritte? Il ajoute : « je suis désormais tenu de me présenter comme un individu modifié, qui vibre de la très longue résonance de l’autre en moi. »
Pour y parvenir, il faudrait donc abandonner toute défense inutile, être dans « l’accueil inconditionnel de l’espièglerie » : c’est bien ce que fait notre auteur dans ses nouvelles, ce dont dans quoi il nous entraine, pour notre bonheur de lecteur. D’une nouvelle l’autre nous rencontrons de nouveaux univers : fantastiques, futuristes, comiques, surréels, absurdes, réflexifs mais toujours concrets, charnels, gentiment désabusés. On a dit que l’humour est la politesse du désespoir : il y a de ça !
Tristan Ledoux renoue avec ce qu’il y a de meilleur dans la tradition de la nouvelle depuis le XIXième siècle, soit l’art du dépaysement, de l’incarnation d’une pensée, de la surprise, de la chute. Essentielle, la chute ! On pense à Maupassant, Mérimée, Flaubert… mais aussi, plus près de nous, à Kafka, Gombrowicz, Bernhard ou Beckett. Le tout en un !
Mathias Lair
Tristan Ledoux, Le nanti et l’usurpateur, Sans escale, octobre 2024, 150 pages, 18 euros