Un traître mot, entretien avec Thomas Clavel

A l’occasion de la parution du très important roman de notre temps Le Traître mot,

Entretien

Votre titre est bellement polysémique. Un mot traître et à n’y rien comprendre. Votre roman avait-il d’autres titres possibles ?

J’avais songé dans un premier temps à La Confiscation (celle du langage et des libertés fondamentales, inscrite au cœur de mon roman), titre que j’ai finalement consacré à l’un de mes derniers chapitres lorsque je me suis rappelé cette formule un peu poussiéreuse, de traître mot, qui m’a semblé immédiatement pertinente, non pas seulement dans son sens secondaire de « mot traître » (de mot pouvant conduire à la prison) mais aussi en effet dans son sens premier, celui de la locution donc, où l’adjectif antéposé fonctionne comme un intensif de la négation : ne pas souffler un traître motne pas comprendre un traître motne pas dire un traître mot, c’est sombrer dans le silence, c’est s’immerger dans le mutisme, qui est une des grandes tentations possibles dans un monde qui a rendu le langage haïssable et inaudible. Et toute la clé du livre est là : si les mots sont devenus traîtres à l’homme, doit-on pour autant se passer d’eux, et les abandonner à l’adversaire ?

Le désir de faire ce roman testimonial est-il né d’un sourire ou d’un agacement ?

Face au déchaînement victimaire dont nous sommes quotidiennement les témoins stupéfaits, et à ses dernières abominations esthétiques ou morales, à ses trouvailles infernales et grotesques, nous sommes en effet balancés, comme des marins dans la tempête, entre les deux récifs du rire et de l’effroi. Je crois que l’art du roman consiste à naviguer à vue en tenant à distance ces deux écueils, qui doivent continuer de se nourrir et de s’éclairer l’un l’autre — en les tenant en respect, sans jamais succomber à la tentation de glisser définitivement vers l’un des deux : car à trop rire comme à trop désespérer, on oublie dans les deux cas de combattre et de s’armer, et l’on oublie de dire l’essence des choses que l’on observe. Lire Kafka, par exemple, c’est faire l’expérience de cette navigation méridienne, de cette voie du milieu, qui est aussi une voix presque impossible, et pourtant sensible à chaque ligne, où se mêlent dans un dosage et un accord parfaits le rire le plus libérateur et la noirceur la plus dévastée.

Un traître mot est sorti au moment de la Loi Avia. Une coïncidence ?

Absolument, j’ignorais tout de Madame Avia (hors un lointain récit de morsure) et de sa loi liberticide lorsque j’ai entamé l’écriture de mon livre. La coïncidence est en effet amusante ! En tout cas, j’espère que ce roman, à sa modeste échelle, agira comme un vaccin contre les futures grippes avia(ires) et tous les Covids du moralement correct ! La contagion est planétaire ; et la charge virale autrement plus délétère que celle de l’autre microbe couronné !

Votre personnage, Maxence, est porteur d’un regard à la fois étonné mais aussi sarcastique sur le monde de la sainte bienveillance. Est-ce le vôtre propre ?

J’aime cette formule de « sainte bienveillance » — bienveillance devenue le prétexte de la surveillance la plus radicale ! Disons que Maxence est un peu plus naïf que moi. Dans un premier temps, ce sera le défaut de son armure. Par la suite, son innocence radicale lui permettra d’engager ce combat de réparation de la langue, et de descendre dans l’arène du langage. Le travail des innocents, le travail des hommes de bonne foi, de bonne volonté et de bon goût, c’est de rendre à la langue son innocence première. En la débarrassant des scories idéologiques.

Vous éditez un roman sarcastique sur le monde tel qu’il devient, chez un éditeur défini à droite et engagé contre ce même monde. N’avez-vous pas peur de prêcher des convaincus ?

Je crois que la littérature qui sermonne, la littérature qui prêche, qui blâme et qui catéchise se joue ailleurs : elle se trame dans les grandes maisons d’édition qui toutes à leur manière participent au coryphée de la grand-messe victimaire. Récits de femmes violées, agressées, victimes, forcément victimes, témoignages d’enfances difficiles, d’exils douloureux, d’identités troubles, des discriminations éprouvantes. C’est précisément pour cette raison que tous ces prêtres du politiquement correct, ces prédicateurs de l’agenouillement, n’auraient jamais accepté de publier mon roman. Il fallait que j’aille à la rencontre d’un éditeur courageux.

Sauriez-vous définir ce qu’est une littérature de droite ?

Absolument pas ! Je ne pense pas que la littérature soit encartée, sauf peut-être la mauvaise, qui est facilement reconnaissable : elle remplit les vitrines des librairies, parfois même des supermarchés, et elle exalte rarement les valeurs nationales et patriotiques !

Un traître mot entre dans un courant de littérature, qui va de Roberdel à Obertone. Est-ce un environnement qui vous convient ? 

La France ensauvagée des églises et des voitures qui brûlent : c’est désormais notre pain quotidien. Cela me va — on n’échappe pas au monde. On évoque parfois Orwell à propos de mon livre, ce qui m’honore bien sûr, mais m’écrase un peu. Disons qu’un de mes maîtres à penser (j’ai beaucoup de maîtres, c’est peut-être ça qui fait qu’on est de droite, finalement, contrairement aux anarchistes ni dieu ni maître !) est le regretté Philippe Muray. Il a tout dit, et plus encore, sur ce qui nous arrive aujourd’hui, et sur le grand concept d’Homo festivus — que les gens ne comprennent pas vraiment, pensant qu’il s’agit simplement d’une critique de la disneylandisation joyeuse de la planète. Alors qu’Homo festivus, c’est le plus haut degré de la zombification du monde et des esprits. Vous savez, les gens qui s’agenouillent, se flagellent et lavent les pieds pendant les processions Black Lives Matter, c’est aussi Homo festivus ! L’ultra-violence et l’ensauvagement de l’Europe, c’est aussi Homo festivus ! Une jeune femme écrasée et traînée sur 800 mètres par des psychopathes enfestivés, ivres de spectaculaires rodéos, envieux des fêtes des autres, c’est aussi Homo festivus ! La religion du vivre ensemble, qui n’est qu’une fascination morbide devant le mourir-ensemble, c’est aussi Homo festivus ! La contagion des masques et la carnavalisation de l’hygiène, c’est aussi Homo festivus !

À la fin de votre roman, vous faites s’affronter deux modes de résister. La réappropriation du sens des mots et le silence. 

C’est juste. Mais le silence apparaît rapidement comme une solution impossible et mortifère. Il est incarné par mon personnage François, malade des mots, intoxiqué jusqu’à la moelle, qui se mure dans un mutisme noble et majestueux. Mais ce silence sied aux moines — pas aux pénitents d’un bagne de haute sécurité où il faut jouer le grand jeu de la contrition linguistique pour espérer recouvrer sa liberté ! Maxence, au contraire, représentera la figure de la révolte, du combat linguistique, qui n’est pas superflu, secondaire, inessentiel, mais qui est le grand combat d’avant-garde. Le grand combat pour la libération des consciences.

Propos recueillis par Loïc Di Stefano

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