Le Consentement de Vanessa Springora, une reconstruction
Le Consentement de Vanessa Springora est LE livre de l’actualité méta-littéraire du début 2020. Incontestablement. Sa parution est un coup porté contre un auteur jusqu’alors intouchable. Mais aussi contre ses défenseurs et les complices amusés de son tableau de chasse. L’affaire Gabriel Matzneff est maintenant connue, et sépare d’un côté l’héroïne (la romancière Denise Bombardier, qui a subi une vraie charge pour avoir osé s’en prendre au grand écrivain) et de l’autre les salauds (Bernard Pivot et les auteurs riant sur son plateau d’Apostrophes — Alexandre Jardin, Catherine Hermary Vieille, et les autres —, les membres du Prix Renaudot, son admirateur Frederic Beigbeder, son éditeur Philippe Sollers, etc. [1]). Ajoutons du côté des salauds tous ceux qui défendent une époque en raison de ses mœurs, oubliant qu’il est d’abord question de Droit. Premier de tous les salauds, Gabriel Matzneff est la figure de proue d’une littérature germanopratine où le grand style surpasse toute exigence morale. L’expérience n’est pas mise à distance dans un roman, car Le Consentement n’est qu’un « livre ». Et les personnages principaux sont appelés par l’initiale de leur prénom, V. et G.
Ce fut comme une apparition
V. est élevée dans un milieu littéraire par une mère artiste et par l’absence du père. Ce dernier, jaloux maladif, disparaît assez vite. Mais il demeure comme absence, et forme, aux yeux de la petite fille, le prototype de l’homme. Une image aussi négative que possible. A leur séparation, la mère et sa fille s’installent dans un sous-pentes, d’anciennes chambres de bonnes où l’on écoute de la musique tard et qui devient le lieu de fêtes artistes. Le cadre bourgeois-bohème est posé…
Lors d’une soirée, la mère présente sa fille à un petit monde d’éditeurs et d’auteurs. Parmi eux, brillant par son élocution et la grâce de ses manières, Gabriel Matzneff. Quelques regards d’elle vers lui, une faute discrétion dans les réponses. Le lien est établi. La mère aimerait tant être regardée comme cela ! Alors elle propose de raccompagner le grand homme jusque chez lui. Et en chemin une fausse pudeur retient les futurs amants, mais la tension naît entre eux. Elle a quatorze ans, lui pourrait largement être son père…
A partir de ce moment, G. va commencer son jeu de séduction, par courrier, par des marques d’affection déplacées par rapport à l’âge de sa proie. Et V. va s’y laisser prendre. Être élue par un homme si séduisant, si séducteur, si tant au centre du monde considéré comme le meilleur par sa mère… Une mère qui jalouse sa propre fille…
La reconstruction
Alors qu’elle nous convie dès l’introduction à se méfier des livres — étonnant, pour une éditrice … —, Vanessa Springora laisse passer beaucoup d’éléments qui « sentent » la reconstruction. Une psychocritique par la méthode de Charles Mauron ne serait pas inutile. Relevons quelques indices :
- au moment de sa première rencontre G., V. venait de lire La Métamorphose de Kafka et avait entamé « Eugénie Grandet de Balzac, qui devient, à la faveur d’un jeu de mots resté longtemps inconscient [c’est moi qui souligne], le titre inaugural de la comédie humaine à laquelle je m’apprête à participer : “L’ingénue grandit”. » On s’étonne d’une telle coïncidence littéraire…
- V. a des expériences d’effeuillages sexuels et bien plus avec son meilleur ami, celui qu’elle considère comme son frère [c’est moi qui souligne]. Comme G. est censé être la figure paternelle de substitution, l’inceste symbolique est ainsi annoncé
- Alors qu’elle est hospitalisée pour un motif très propice à son récit (2), V. reçoit la visite de son père, disparu depuis trois ans. Que lui-dit-elle ? : « Je n’ai plus [c’est moi qui souligne] besoin de toi, d’accord ? […] J’ai rencontré quelqu’un. […] Ça veut dire que tu peux repartir et continuer ta petite vie sans moi en toute tranquillité puisque maintenant, il y a quelqu’un qui veille sur moi ! » Ainsi l’aveu est fait que l’amant est le substitut du père. Elle précise, utilement pour le psychocritique : « Les mots ont fusé malgré moi », c’est l’inconscient qui prend le relai. Car quand le surmoi n’est pas la, les pulsions dansent ! D’autant qu’elle n’est « pas mécontente de [son] effet », car cela a mis son père en crise. Voilà le père chassé à son tour. V. trouve utile alors de préciser qu’il part avec son manteau en cachemire, car il est richesse d’apparat quand elle connaît un homme qui est richesse intérieure, bien supérieure, un « garçon plein de qualités » qui a fait disparaître le père…
Au lecteur de se faire son propre avis…
Et comment pourrait-il être mauvais, puisqu’il est celui que j’aime ? Grace à lui je ne suis plus la petite fille seule qui attend son papa au restaurant. Grâce à lui, j’existe enfin.
La proie et le chasseur
Les fils qui se tissent de V. vers G. sont tellement évidents — voire grossiers — qu’on en vient à se demander quelle est la part de G. dans cette histoire. Entendons-nous bien : Gabriel Matzneff a eu un comportement criminel, inadmissible, inexcusable, odieux. Mais V. présente les choses sous un tel angle qu’elle se montre en demande, et peut-être un autre que G. aurait sans doute endossé ce rôle du salaud. Aucune envie de défendre le prédateur devant une proie consentante, le comportement de G. est celui d’un porc, mais il n’est pas le seul. Les amis de la mère de V. qui savent et ne disent rien, ou tentent des allusions. Le mère de V. elle-même qui la verra plus comme une rivale que comme une victime, et qui finit par se faire à l’idée de cette relation…
La victime commence à comprendre que le loup la dépossède d’elle-même. Mais que signa-t-elle ? Elle se plaint qu’il ait fait sa dissertation à sa place ! Quelle terrible dépossession pour une enfant sodomisée autant que faire se peut que de voir son maître, qu’elle admire parce que c’est un grand écrivain, écrire à sa place ! C’est à partir du non respect de ses mots propres qu’elle devient autre. Elle devient une parmi celles, nombreuses, dont le maître forme l’esprit et savoure le corps. Cette disparition du moi infantile est pire, pour V., que tout le reste, qu’elle donne volontiers, par amour…
Qui sont les coupables ?
On peut faire la liste des personnes qui ont laissé V. avoir sa relation a priori consentie avec G. Il y a le père qui sait que G. est un parfait salaud mais ne portera pas plainte, et disparaîtra. Il y a la mère qui sait et jalouse. Et il y a les porteurs de la raison qui s’en mêlent, comme ce médecin qui lui propose une petite incision sous anesthésie pour qu’elle se libère de cet hymen. Car enfin elle va pouvoir « accéder aux joies du sexe », quand elle vient de lui révéler que depuis des semaines G. essaie en vain de la débloquer mais aussi que ses fesses « lui suffisent amplement. » Ainsi la petite V. de 14 ans est-elle confortée par les adultes dans son choix de vie, et personne ne semble être saisi par l’effroi qui prend le lecteur à de telles révélations…
Le Consentement est un « livre » qui a eu plus d’impact en amont de la lecture que pendant ou après. On sort assez déçu qu’ayant une telle arme entre les mains, Vanessa Springora n’ai pas eu la clairvoyance de l’utiliser avec plus d’esprit. Ou du moins disons la chose : ce livre, qui témoigne si fort, n’est pas de la littérature. Il n’en a aucune des qualités. Il faut le prendre pour ce qu’il est : le témoignage d’une femme qui a succombé aux avances du monstre qu’inconsciemment elle espérait comme substitut d’un père absent.
La révélation à soi-même
Mais que vaut la vie d’une adolescente anonyme au regarde l’œuvre littéraire d’un être supérieur ? / Oui, le conte de fées touche à sa fin, le charme a été rompu et le prince charmant a montré son vrai visage.
Si elle accuse au final son entourage de ne pas l’avoir assez protégé, de ne pas l’avoir empêchée, c’est qu’elle a enfin eu la révélation que cette histoire était malsaine, criminelle, et qu’elle était une victime. Qu’elle était tombée dans le piège d’une pédo-criminel et qu’il allait ruiner sa vie. Mais ce n’est pas la différence d’âge, ni la sexualité essentiellement anale, ni d’avoir à respecter des interdits qui rétrospectivement affectent V. C’est d’avoir été une parmi d’autres, de ne pas avoir été la seule, l’élue ! Triste final pour cette charge salutaire, pour elle, pour le monde de l’édition qui a toléré cela, pour les femmes qui doivent se libérer des chaînes invisibles qui les relient aux monstres.
Au final, Le Consentement ne vaut pas plus — ni moins — qu’un si long silence de la patineuse Sarah Abtibol (3), témoignage immonde qui en est le pendant dans le monde du sport. Avec la même violence subie, les mêmes silences de ceux qui savaient… Mais où Sarah dénonce les faits, Vanessa semble les reconstruire, les aménager, voire en inventer.
Loïc Di Stefano
Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, janvier 2020, 206 pages, 18 eur
(1) Rappelons aussi : l’affaire Tristane Banon contre DSK, les propos immondes de Daniel Cohn-Bendit, les promenades pédopornographiques de Frédéric Mitterrand révélées dans son récit autobiographique La Mauvaise vie, les révélations de Flavie Flament sur le grand photographe David Hamilton dans son livre La Consolation, les « doutes » sur d’autres personnalités comme Jack Lang ou Philippe Doust-Blazy notamment par les accusations de Luc Ferry ou de Roger Holleindre (certes, membre fondateur du FN, mais personne n’a jamais porté plainte contre ses propos…). Et bien sûr Roman Polanski…
(2). « Le médecin diagnostique un rhumatisme articulaire aigu, dû à une infection par streptocoque. » Ce qui permet à un psychanalyste ami de sa mère de s’étonner de sa souffrance aux genoux : « Qu’est-ce que tu entends par le mot “genoux”, hein ? Si tu dé-com-pose le mot “genoux” ? Il y a je et il y a nous, et ton problème, c’est bien un problème de “rhumatisme articulaire”, donc… tu serais d’accord avec moi pour dire que tu as un problème d’ “articulation” entre le “je” et le “nous”, n’est-ce pas ? » Encore un jeu de mots qui semble bien affecté. Et bien utile au moment particulier où il est convoqué par V. Ah comme les choses sont parfois toutes bien aimablement concordantes…
(3) Sarah Abitbol, un si long silence, avec Emmanuelle Anizon, Plon, janvier 2020, 198 pages, 17 eur.
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