Viper’s dream, le Harlem jazz de Jake Lamar

Clyde Morton quitte l’Alabama, à l’âge de 19 ans pour devenir un grand trompettiste à New-York. Sûr de lui, il plaque tout, même sa fiancée, qu’il laisse sans se retourner sur le quai de la gare, égarée et criant au suicide.Une fois à New-York, il rencontre un célèbre contrebassiste qui lui fait passer une audition, à qui quelques minutes suffiront pour identifier que le jeune homme n’a absolument aucun talent.

Pour Clyde, c’est la douche froide. Mais quand on a tout plaqué, avec une telle assurance, on ne peut pas faire machine arrière. Clyde a un rêve. Et il a de la ressource. Très vite, il va rencontrer « Mary Warner », la Marie-Jeanne qui rend tout beaucoup plus léger.

De cette nouvelle passion qui dévore progressivement tout Harlem et donne de l’inspiration et des ailes à tous les Jazzmen, Clyde comprend vite qu’il y a de l’argent à se faire. Et l’audition pour ce poste avec le Big Boss se passe beaucoup mieux que la première. Mister O. voit en lui une vraie « vipère », prête à tout pour atteindre sa cible, un mélange parfait de séduction naturelle et de cruauté. Surnommé désormais « Viper », (clin d’œil au surnom secret donné aux jazzmen, fumeurs de joints) Clyde va être à la tête du plus gros business de marijuana à New-York.

Dis-moi donc, Clyde, demanda Mr O, à ton avis, est-il préférable d’être aimé ou d’être craint ? (…) En tant que dirigeant, je veux dire ; Prince, président ou patron. Tu as déjà entendu parler de Machiavel, le philosophe florentin ? Seizième siècle. C’est lui qui posa le problème. Est-il plus important pour un dirigeant d’être aimé ou d’être craint ? A ton avis, Clyde ?

— Les deux », dit Clyde.

Mr O sourit. « Selon Machiavel, il vaut mieux être les deux. C’est ce à quoi aspirent tous les dirigeants. Mais c’est rarement le cas. Pratiquement jamais.

Viper entre donc dans le cercle très privé du jazz, mais pas pour jouer de la trompette.

Tapi dans les sombres recoins de tous les clubs les plus sélects, il est aussi connu que tous les plus grands musiciens, qui s’abreuvent tous d’inspiration dans les bras de sa Marie-Jeanne.

Viper a cependant une règle qu’aucun de ses gars ne peut transgresser : il est interdit de vendre de l’héroïne. Malheur à celui qui osera l’introduire dans son commerce. Si au départ cette règle est celle de Mr O, elle devient vite la sienne lorsque celle qu’il aime commence à y toucher. L’héroïne abime les musiciens et l’âme du jazz. La mort violente de Charlie Parker, causée par une overdose d’héroïne est le point de départ de la prise de conscience du fléau qui fait des ravages dans la communauté du jazz.

Charlie Parker est une loque. Fats Navarro vient de retourner à l’hôpital. Slim Jackson est à l’article de la mort. La poudre tue le jazz en même temps que les jazzmen.

Viper, telle une ombre qui se déplace dans la fumée, plane sur la réalité du jazz entre les années 1936 et 1961. Jake Lamar nous embarque dans les sous-sols de Harlem, dans les clubs mythiques qui ont vu naître les plus grands noms du Jazz. Dans cette réalité, les noirs sont, soit des serveurs, soit des artistes. Les blancs sont les clients, les consommateurs. 

On assiste à l’évolution de cette musique, et avec elle, à la naissance du be-bop. 

Chacun a tiré une taffe de la Marie-Warner de Clyde : de Charlie Parker à Thelonious Monk, en passant par Duke Ellington et Miles Davis. On retrouve toutes ces grandes pointures graviter autour de la baronne Pannonica de Koenigswater (figure essentielle dans le monde du jazz), qui accueille nuit et jour les jazzmen dans sa grande propriété située sur les bords de l’Hudson et rebaptisée « cathouse » pour la centaine de chats qu’elle abrite.

C’est dans cet univers que Clyde est tombé amoureux de Yoyo, qui, elle, est plutôt tombée dans l’héroïne et ne lui appartiendra jamais vraiment. Elle apporte autour de lui, les ennuis, la vengeance, le meurtre…

Viper’s dream, comme un hommage au titre du même nom d’un morceau de Django Reinhardt, a tout d’abord été un feuilleton radiophonique en 10 épisodes pour France Culture, en 2019. Puis Jake Lamar gagne le prix « Mille et une feuilles noires 2022 » avec son roman paru aux éditions Rivages.

Tout amateur de jazz se délectera de ce petit concentré d’Histoire. Et si en plus, vous commencez le livre par la fin, vous aurez la chance de découvrir la playlist de l’auteur, avec pas moins de cinquante morceaux qui ont accompagné l’écriture de son récit.

Un livre à lire en musique, avec le piano de Thelonious Monk ou de Count Basie, le saxo de Charlie Parker, la trompette de Miles Davis ou bien encore la guitare de Django Reinhardt.

N’hésitez pas à vous mettre « in the mood » !

Elodie Da Silva

Jake Lamar, Viper’s Dream, traduit de l’anglais (USA) par Catherine Richard-Mas, Rivages/noir « poche », mai 2023, 244 pages,

Lire l’article de Sylvain Bonnet à parution en grand format

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