Plus jamais d’invités! le mariage selon Vita Sackville-West

Les jeunes filles de Montherlant, mis à part, jamais on ne lut brûlot semblable à celui de Vita Sackville-West contre le mariage blanc que Les invités de Pâques, retitré Plus jamais d’invités ! Ni par ailleurs tel éloge du mariage !

Quelle merveille que la patte sackvillesque !

Wedekind, Schnitzler et Freud ont paru et nul romancier digne de ce nom ne saurait estimer “la chose” bagatelle pour bien des massacres, dispensable, même l’immense Ford Madox Ford, son saint anglican et sa passion des troubadours, n’en fera l’économie.

La tragédie, promesse de l’aube, toujours en embuscade, silencieuse, derrière les portes et les fenêtres de la chambre d’enfant, a nom, ici, mariage blanc :  contrat passé entre un homme puissant et une jeune orgueilleuse qui ignore les charges inhérentes à l’incarnation. 

Rose, l’héroïne – pas un vain mot ! – sait devoir, semblable à sa mère, aux femmes et aux dames de son entourage et à l’instar de ses sœurs, cousines et compagnes, se marier un jour et avoir des enfants.

Que désire-t-elle ?  Au sortir de l’adolescence, les contours du futur, faute d’études et de projet de carrière, manquent de netteté. Rose voudrait sortir de la Nursery, s’éloigner de la cure pastorale, aller à la ville… Sans proférer le mot, elle rêve d’intensité. Le sacrifice de l’aube la comblera au-delà de toute attente, la condamnant à devenir la plus parfaite des hôtesses londoniennes et la meilleure des épouses, sans autre dommage que de se découvrir un beau matin pur ectoplasme : carcasse vide, signe substitué à l’être.

Nous sommes dans les années 50, à elle, à présent semble offerte toute licence de choisir librement l’inconnu qui deviendra son mari, peut-être le père de ses enfants mais des réalités du mariage, l’innocente ne sait rien, sinon, fille de pasteur et noble cœur qu’un mari ne saurait être trompé et que le contrat – la chose signée, la promesse donnée – dure autant que la vie.

A l’inverse de sa sœur Rose, plus ronde, elle serait née élégante. En effet, sur son corps anguleux et précis, les parures modestes tombent avec grâce. Ce don – comme à l’accoutumée le don – lui sera source de malédiction.

Tout ceci, le lecteur, invité à entrer sans préambule dans une riche et paisible demeure londonienne, l’ignore.

 Le roman s’ouvre sur une interjection :

– Walter !

A laquelle un homme répond :

 – Chérie.

Avec cet art consommé qui m’a fait écrire que Vita eût été un formidable auteur de théâtre, ce fragment de dialogue s’accompagne d’une sorte de didascalie :

Rose avait attendu qu’il termine de lire Le Time pour s’adresser à lui.

En deux noms, résumés la perfection de l’épouse, non pas Rose mais Chérie, la place du Maître et le climat de civilité devant nécessairement régner entre les époux. 

L’intrigue, aussi fine et labile que la trame d’une pièce de Pinter, tient – unité de temps et de lieu – en deux jours et une situation la plus banale qui se puisse : un week-end à la campagne. Week-end pascal ! En dépit du détachement religieux de Rose et de Walter, s’achemine-t-on vers un temps de résurrection ?

Peu de personnages : Lucy, sœur de Rose, qui a fait un bien moins beau mariage avec Dick, un homme simple qui, lui, lit le Daily Mail ; leur fils et neveu, Robin, 22 ans, de retour des Indes ; Walter, avocat brillant et Gilbert, son frère, éminent chirurgien du cerveau.

Seule Juliet,  Lady Quarles, habituée des pages People, une coquette sur le retour, femme libre, divorcée toujours empêtrée dans quelque intrigue amoureuse qui s’achève toujours mal en général, le genre de femme en compagnie de laquelle “aucun homme n’est en sécurité” est étrangère à la famille; ensuite Summers, fidèle domestique, serviteur parfait et pourtant communiste et figure centrale du roman, Svend,  un chien loup,  magnifique bête qui ne respire et ne vit – amitié réciproque,  là est le point – qu’en présence de Walter,  dans  un merveilleux domaine, Anstey, et son jardin attenant.

Deux jours pour faire tomber les masques, regarder chavirer l’équilibre précaire d’une situation anormale, perdre un domaine !

C’est une femme fatiguée physiquement qui compose ce bijou – cet anti Mrs Dalloway ! –  et un écrivain, au sommet de son art. Ce mariage aurait pu être le sien, il est un peu le sien mais c’est elle, qui tient en partie le rôle de Walter avec son attachement pathologique aux chiens dont elle n’est pas dupe et alentour,  les figures de sa vie comme si la page du livre constituait une sorte de bal masqué où les ombres des vivants et des morts reprenaient,  un bref instant, vie ; cette Juliet, toquée et émouvante, intelligente et tellement déraisonnable,  ressemble un peu à Violet Tréfusis, la femme qui a failli naufrager sa vie, qui l’a naufragée et qu’Harold a sauvée. Cette femme détestable en apparence et pourtant fragile mais surtout dotée d’une sensibilité à la justesse sans égale.

Si Darcy, le mari idéal, existe ; Ivanhoé au secours de Rebecca, il a un nom, Harold Nicolson et c’est Vita qui l’a pécho !  En Romancie, le héros absolu n’est pas un être de fiction mais ce roturier homosexuel que Vita, se croyant disciple de Sapho, a épousé, raison vite convertie en tendresse et amour ! Le roman se lit comme un brûlot contre le mariage blanc avant de s’avérer défense et illustration du mariage d’estime où le corps ne doit, au fil des ans, n’avoir que la place qu’il mérite, un rôle subalterne et pourtant essentiel.

L’intelligence et la perspicacité, au rendez-vous, Vita se livre à la dissection du mariage et livre un roman, qui n’a rien d’une autofiction puisque ce mariage monstrueux ne constitue en rien le miroir du sien, tout en étant fabriqué de bribes de biographie. 

Première leçon d’art romanesque à usage des auteurs de notre génération, les ressources profondes de la biographie sont certes nécessaires mais un roman est un roman, qui conte une autre histoire que celle de l’auteur, peut-être ce qui aurait pu advenir, si Vita et Harold n’avaient, chacun à sa manière, travaillé à l’établissement, la construction de cette œuvre que peut – doit ? – constituer un mariage…

Embarqués, il faut maintenir le cap sous peine de sombrer.

Walter Mortibois, le nom est sans équivoque, propose, sans justifier sa requête, à une jeune fille d’un milieu plus modeste que le sien un mariage sans union ni enfant. Sa raison profonde – son manque de foi en l’expérience humaine, la certitude absolue que l’Humanité a raté son coup et ne mérite pas de poursuivre l’aventure – un des thèmes des derniers romans de Vita que ce sentiment de gâchis et d’échec.


Inconsciente, la jeune femme – flattée ? Heureuse d’être défiée ? délivrée de la banalité de sa vie ? –  y consent. Dans la corbeille, un merveilleux domaine, Anstey, un domaine “sudiste”, un château du XVIIIe siècle, aux berges d’un lac peuplé d’oies sauvages.  L’amour se nourrit toujours de la tentation de l’étranger et l’Angleterre est terre où coexistent deux peuples, imperméables l’un à l’autre. Bémol inattendu à l’étrange contrat, Rose se prend d’amour pour Walter. Aussi au commencement, a-t-elle, Psyché abandonnée, passé des nuits entières à se retourner sur sa couche, se griffer les poignets et attendant, sans y croire, la visite du tant-aimé. 

La jeune Rose entrevoit un monde plus vaste, plus noble que le terne presbytère de son enfance, un monde sans prosaïsme. Imprudente ou orgueilleuse, la jeune fille s’y engouffre, du même cœur que les trois enfants du Club des cinq embarquent à la suite de Claude et de Dagobert ! Ignorant tout de la vie psychique, Rose présume de ses forces, ignore aimer Walter, son mari, comme aiment les femmes et l’impact réel de cet étrange vœu consenti à la légère. 

Ah sans amour s’embarquer dans le mariage ! Voilà qui eût été, condition de possibilité du respect de ce vœu, tellement plus simple mais l’amour est enfant de bohème… 

A présent, Rose et Walter ont passé le boulevard de la Quarantaine. La présence, ce week-end-là, de Lucy et de Dick, fades et ordinaires petits-bourgeois, fiers de présenter leur magnifique garçon à ses tante et oncle, n’est pas pour rien dans le dérèglement systématique des choses. Ces deux-là s’aiment d’amour tendre et leur présence sue la complicité, la tendresse, cette sensation que, séparés par des milliers de kilomètres, les membres du couple répondraient aux mêmes questions d’une seule voix sur une même longueur d’ondes.

Juliet aussi contribue, à sa manière, à déglinguer l’équilibre précaire du faux mariage puisqu’après avoir tenu son rôle habituel de vieille sur le retour, toquée d’un nouveau gigolo, elle prétend – nouvelle Sarah Bernhardt – entretenir Walter d’un “crime” commis par son propre fils Micky, enfant de l’adultère, de l’amour ou d’un mari dédaigné ? qu’en sait-elle, elle qui a choisi, artiste sans œuvre, la vie d’artiste …  Qu’importe son pedigree… La maternité c’est toujours Andromaque, marchant à pas comptés dans le royaume d’Epire et affrontant, des yeux et de la voix, son vainqueur défait “ Je passais jusqu’au lieu où l’on garde mon fils, puisqu’une fois le jour, vous souffrez que je visse le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie “. En ce week-end pascal, l’amour véritable a comme envahi le théâtre du monde, condamnant le sacrificateur à trouver son agneau !

Là où Sackville se montre vraiment puissante est qu’elle se refuse à expliquer, démontrer quoique ce soit, laissant la vie circuler et agir entre ses personnages et offrant au hasard ou au destin le rôle du sacrificateur sans que le sacrifice au fond ne change la donne, ne rétablisse l’équilibre de longtemps, toujours absent, simplement la reconnaissance par Walter de sa monstruosité. 

Premier mouvement, dans une grotte du parc, soudain, un incident se produit, un incident dont Svend et Juliet ressentent les assauts jusqu’à presque contaminer le dur Walter, un incident frère de ce qui advint à l’héroïne, si l’on peut dire, de la Route des Indes de Forster… un nul ne sait quoi autour de la sexualité, de cette source d’ennui dont Wedekind, Schnitzler et Freud justement…

L’exercice de la lecture ne saurait dispenser, il y oblige même, de ranger, classer les ouvrages et il semble que ces invités de Pâques, je préfère le titre original, ce romancelet mondain, doit impérativement prendre place entre la route des Inde deForsteret Picnic à Hangings rocks, le roman de l’Australienne Joan Lindsay[1] auquel Peter Weir devra en 1975 sa gloire.

Dans ces trois cas, il s’agit, temps écoulé au sablier, d’un monde qui doit et va changer – système colonial, mariage contre nature ou survivance du passé dans une institution pour jeunes filles à l’aube de mai 68, dans les trois cas, la sexualité tient – terreur d’un viol peut être désiré, jour de saint-Valentin en l’absence de valentins ou impasse psychique de la frigidité – le rôle de révélateur.

Les raisons pour lesquelles le monde change et évoluent, contrairement aux doxas du progrès, procèdent de mystère : les militants y sont pour si peu… La vie circule, son flux est énergie et les pensées la suivent. Un jour, des femmes anglaises s’éprennent, contre toute logique, d’un intouchable, des femmes, longtemps privées de plaisir trouvent une issue à leur souffrance et les jeunes filles trop contraintes se libèrent…

Ce week-end pascal a l’allure d’une conjuration contre le beau, le noble et parfait Walter et son chien – comme déjà saisis dans la lave de Pompéi -,   puisqu’après le mystérieux épisode de la grotte, Gilbert, chirurgien du cerveau, le détail est d’importance, lui porte un second coup :  le berne. Sous prétexte de servir science et bien commun, le médecin prétend, afin d’en faire une dernière fois, dernier essai ou round avant la sclérose de la vieillesse, un mortel : un être de souffrance. Pour cela, avec une malignité sans pareil, le frère exige de son frère le sacrifice de Svend et l’oblige – raison civique et humaniste – à livrer l’unique créature à laquelle il est attaché à la vivisection !  Le roman mondain cache un laboratoire de psychologie où chaque acte et personnage sont homards, en passe d’être dégustés par un lecteur affamé !

Le torchon de Rose s’obstine à ne pas brûler ? Qu’à cela ne tienne ! Le domaine entier va partir en fumée.  Là gît le droit le plus sacré de l’auteur. Basta cosi ! On épouse, on couche.  N’est-il pas chère Virginia ?  Léonard ne constitue-t-il pas un des modèles de la pauvre et merveilleuse Rose.

Le château brûle, ma tant’, tire, lire, lo.

Accident ou crime? Who care?  Personne et surtout pas le lecteur n’en saura rien !  La vieille bâtisse a un instant surchauffé, comme saisie, en ce week-end pascal, d’un assaut de vie. Vivre tue, vivre brûle. Tel serait, s’il y en avait une, la morale de ce roman qui préfigure et Hanging rocks et peut-être Virgin suicide. En certaines circonstances, la mort se fait plus désirable que la vie quand Cordélia nouveau modèle – l’ancienne savait – ne sait pas ne sait plus quand on est mort ou quand on est vivant !

Le vieux monde, que chacun avait cru immortel, périra comme périt toute chose, sans l’aide des militants.  Walter ne renonce pas, il choisit d’assumer sa monstruosité :  il a toujours su que sa femme l’aimait, brûlait pour lui de l’amour qu’il lui avait – Seigneur et Maître – interdit et à présent, il ne donnera pas l’ordre de rebâtir le château, Elle et Lui ne recevront plus d’invités à Pâques ou à la Trinité et résideront dans le bâtiment épargné des domestiques….

Walter a survécu à l’épisode de la grotte, à la certitude d’avoir perdu son chien, à la douleur de l’avoir sacrifié et à l’incendie de la maison familiale.  Immarcescible Walter.

Temps venu de découvrir la ruse de Gilbert et le livre bref et dense se clôt comme il s’était ouvert sur une interjection de Rose :

– Svend, cherche Walter !  

Une manière de chef-d’œuvre comme chacun des derniers romans de Sackville : Grand Canyon,No Signposts in the Sea, traduit par Escale sans nom et Toute passion abolie.

Sarah Vajda

Vita Sackville-West, Plus jamais d’invités ! traduit de l’anglais par Micha Venaille, autrement, octobre 2025, 192 pages, 17 euros


[1] Paru en 1967

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