De cendres et de larmes, entretien avec Sophie Loubière

Une famille qui s’installe dans la jolie maison de gardien d’un cimetière parisien. A part le lieu même, tout pourrait être le point de départ du roman le plus agréable qui soit. Mais dans De Cendres et de larmes, Sophie Loubière qui joue admirablement avec les codes de ma maison hantée, de la famille, des secrets…

Entretien

Votre précédent roman, Cinq cartes brûlées, cachait une vilaine histoire familiale. De Cendres et de larmes met une famille aux prises avec une maison. Pourquoi tant de haine contre les familles heureuses ? 

Les familles heureuses n’existent pas, ou bien seulement en apparence ou durant une période plus ou moins longue. Je n’ai jamais connu dans mon entourage de famille « Ricoré ». Elles sont toutes traversées par des périodes de tensions et par les épreuves de la vie — ou du destin. Quant à Cinq carte brûlées, le roman évoque surtout le parcours d’une petite fille qui s’est construite sur le manque affectif et les mensonges, les non-dits : il y a ce frère qui ne voulait pas de petite soeur et qui lui en fait voir de toutes les couleurs, déclenchant chez elle une boulimie, il y a ces mensonges qu’elle fait à ses copines concernant son père et qui entraînent une série de drames (l’effet domino), il y a les non-dits qui pèsent sur l’histoire de sa famille, ceux de sa grand-mère maternelle dont les Graissac occupent la maison, ceux de son futur mari…

Malheureusement, ce sont toutes  ces entraves au bonheur qui décident du parcours de chacun, de l’harmonie ou de la désintégration d’un couple, de l’orientation d’une éducation. Mes romans déroulent souvent ces chemins de vie trahis par les secrets de famille enfouis, cette culpabilité qui nous ronge, mais aussi par cette force que l’on reçoit de ses proches: l’amour. C’est ce qui guide nos pas et nous garde du désastre. De cendres et de larmes évoque ce passage dangereux que traversent parfois les familles suite à un bouleversement des habitudes, un déménagement, une changement d’affectation : en venant habiter une grande maison dans un cimetière, la famille Mara se déstructure. Les enfants ont tendance à rester dans leurs chambres dont les fenêtres donnent sur les tombes, leur père s’isole dans l’atelier de peinture qu’il s’est aménagé au dessus de son bureau, et Madeline de jongler avec ses gardes de caporal cheffe sapeur-pompier et les nouvelles astreintes professionnelles de son mari devenu gardien de cimetière. Les membres de cette famille sont comme les cases d’un Rubik’s cube que l’on ne parviendrait plus à aligner. De ce désordre peut naître le chaos ou un nouvel ordre des choses. C’est cela qui donne cette tension particulière au récit.

Votre roman a pour centre la maison, c’est un thème récurrent des histoires à faire peur, comme les romans de la série Chaire de Poule, que vous citez d’ailleurs. Mais vous innovez en plaçant la maison directement dans un cimetière. D’où vous est venue cette idée ? 

Je raconte cette anecdote sur le blog que je consacre au roman (https://decendresetdelarmes.blogspot.com/). Le hasard – ou le destin, une fois de plus – m’a fait découvrir le cimetière de Bercy dans le 12ème arrondissement de Paris; un lieu de recueillement particulier, entouré de hauts murs, cerné d’immeubles. Une sorte de jardin de curé poussé-là, hors du temps. Un endroit vraiment fascinant, avec ce logement de fonction de plus de 2 siècles et ces volets clos pour garder les occupants des regards indiscrets… En la découvrant, en parcourant ses pièces sombres en enfilade,  j’ai aussitôt éprouvé ce sentiment d’enfermement, de silence, cette obscurité pesante, et cette odeur particulière des vieilles maison qui remonte de la cave… L’idée d’écrire un « Shinning urbain » a très vite germé. Après tout, cette maison dans ce cimetière, c’est le confinement avant l’heure.

Votre roman fait référence, entre autres, à deux œuvres : Ravage de Barjavel et L’ange à fourrure de Monique Watteau, moins connu (et aussi à la couverture de son roman La Colère végétale). Comment vivez-vous ces influences et comment construisez-vous votre roman pour qu’il résonne avec ces influences ?

Ces ouvrages apportent un éclairage, soulignent mes intentions et pointent les deux grands thèmes du roman : Ravage de Barjavel fait le lien avec la situation que nous vivons actuellement partout dans le monde comme une menace : cette destruction progressive de notre planète par l’Homme, l’idée que quelque chose est en route, un processus irréversible. Il devait forcément se trouver à un moment ou à un autre, entre les mains de Madeline, dont le métier est de sauver des gens dans des conditions de plus en plus périlleuses voire sordides.  L’Ange à Fourrure de Monique Watteau, dénonce également les méfaits de l’Homme envers la nature et les créatures innocentes qui peuplent la planète, en particulier les forêts primaires. Il y est question d’un grand singe roux dont les pouvoirs de guérison évoquent ceux d’un chaman capturé par des zoologistes, mais aussi d’une étrange contamination, deuxième thème du roman. En le lisant (après en avoir entendu parler dans une archive radio sur une antenne suisse !) , j’ai aimé cette idée que mon gardien de cimetière — lequel a les cheveux roux – pourrait être lui aussi saisi, envoûté par la  la force de cette nature qui prend vie autour des tombes, cette végétation foisonnante, ces lichens odorants et graphiques sur la pierre tombale. J’ai donc imaginé qu’il y aurait un rapport étroit entre ce livre et Christian, que ce livre agissait comme révélateur de ses pulsions. Ce sont par ailleurs deux livres magnifiquement écrits.

Il y a plusieurs personnages extérieurs à la famille (Munch, Olia, Bonfils, etc.). Vous ne pensiez pas que les ressources en « interne » étaient suffisantes ?

« Ressources en interne » ? Ecrire, imaginer, ce n’est pas gérer une entreprise, je ne suis pas DRH (!)… Plus sérieusement, un roman se construit également avec des personnages qui vont servir de levier, de révélateur : Munch, l’ancien gardien de cimetière  qui semble ne plus avoir toute sa tête, donne des informations précieuses qui vont décider du comportement et des décisions bonnes ou mauvaises de Christian. Olia est cet élément étranger qui révèle l’un des trois enfants à lui-même, elle est le symbol du passage de l’innocence (enfance) à l’adolescence (la découverte de l’autonomie et de l’amour). Elle incarne aussi ces « invisibles » que nous côtoyons au quotidien dans les transports en commun et qui sont tout aussi transparents à nos yeux que nos morts dans leurs cercueils alors que leurs coeur battent, qu’ils peuvent encore être sauvés. Bonfils, le gardien intérim aux allures de sociopathe est à la fois détenteur de secrets et porteur de doutes, d’inquiétudes.

Aborder un huis-clos n’empêche pas de recourir à des éléments extérieurs, bien au contraire : l’opposition entre ces personnages qui entrent et sortent du cimetière et cette famille forcée à y rester permet d’amplifier cette idée d’enfermement et d’isolement. Comme pour une photographie, le contraste donne de la densité et de la profondeur à un récit.

Propos recueillis par Loïc Di Stefano

Sophie Loubière, De cendres et de larmes, Fleuve édition, juin 2021, 345 pages, 19,90 eur

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